Revue n° 45-46, 2003
Aux dirigeants des religions du monde
Le texte ci-dessous est une version abrégée d’un message adressé en 2002 par la Maison Universelle de Justice, le conseil directeur de la Foi bahá’íe, aux dirigeants religieux du monde. Le texte intégral du message est disponible sur Internet à l’adresse suivante : http://f19.free.fr/.
L’héritage durable laissé par le 20ème siècle, c’est d’avoir incité les peuples du monde à un début de prise de conscience : celui d’appartenir à une seule espèce humaine, ayant la terre pour commune patrie. Malgré la poursuite des conflits et des actes de violence qui assombrissent l’horizon, partout s’effondrent des préjugés qui paraissaient naguère inhérents à la nature humaine. Avec eux tombent des barrières qui ont longtemps morcelé la famille humaine en une confusion d’identités culturelles, ethniques et nationales incohérentes. Qu’un changement si fondamental ait pu se produire en un laps de temps aussi court – pratiquement du jour au lendemain à l’échelle de l’Histoire – présage de l’ampleur des possibilités que réserve l’avenir.
Tragiquement, les religions établies, dont la raison d’être est de servir la cause de la fraternité et de la paix, se comportent trop souvent comme des entraves parmi les plus redoutables à cette cause ; qu’elles aient longtemps donné crédit au fanatisme en est une douloureuse illustration. Nous estimons qu’il est de notre devoir, en qualité de conseil directeur d’une religion mondiale, de vous inviter à un examen sérieux du défi que représente l’état actuel des choses pour les autorités religieuses. [...]
La question prend tout son relief à l’examen des progrès réalisés dans d’autres domaines. Dans le passé, à quelques rares exceptions près, on considérait les femmes comme une espèce inférieure, enfermée dans des superstitions, dépossédée des moyens de cultiver les facultés de l’esprit, et dont le rôle se réduisait à satisfaire les besoins des hommes. Manifestement, nombreuses sont encore les sociétés où cet état de choses persiste et où il est même fanatiquement revendiqué. Dans le discours officiel toutefois, le concept de l’égalité des sexes a, en tout état de cause, acquis désormais la force d’un principe universellement reconnu. [...]
Assiégés de toutes parts, les bataillons du nationalisme connaissent un sort semblable. A chaque crise qui secoue les affaires du monde, le citoyen distingue de plus en plus aisément entre ce qui relève de l’amour de la patrie et qui est source d’épanouissement personnel, et la soumission à une rhétorique enflammée, porteuse de haine et de peur de l’étranger. Même lorsque sa participation à des rituels nationalistes familiers paraît légitime, le public exprime souvent des réactions de gêne là où, naguère, il manifestait des convictions fortes et des élans d’enthousiasme spontané. Cette tendance s’est renforcée avec la restructuration actuelle de l’ordre international. [...]
Les préjugés ethniques et raciaux ont fait l’objet d’un même jugement sans appel par les forces de l’histoire, peu indulgentes à l’égard de telles prétentions. Ici, le rejet du passé a joué un rôle décisif. Désormais associé aux horreurs du 20ème siècle, le racisme apparaît comme une sorte de maladie de l’esprit. Même si le préjugé racial subsiste dans les comportements sociaux de nombreuses populations – et pèse ainsi comme un fléau sur l’existence d’une partie non négligeable de l’humanité – il est désormais si universellement condamné dans son principe qu’aucun groupement humain ne peut se permettre d’y adhérer ouvertement, sans risque.
Au début du 20ème siècle, le préjugé qui semblait devoir, plus qu’aucun autre, succomber aux forces du changement, était le préjugé religieux. [...]
A une époque où l’humanité remettait en question la conception qu’elle avait d’elle-même, l’évolution religieuse la plus prometteuse paraissait venir du mouvement inter-religieux. En 1893, l’Exposition universelle de Chicago surprit jusqu’à ses ambitieux organisateurs en donnant naissance au célèbre « Parlement des religions ». Expression visionnaire du consensus moral et spirituel qui ravit l’imagination populaire sur tous les continents, il réussit à éclipser les merveilles scientifiques, technologiques et commerciales célébrées par l’Exposition.
Une autorité visionnaire, prédisait-on avec assurance, saisirait l’occasion pour éveiller les communautés religieuses de la terre, longtemps divisées, à un esprit de fraternité qui servirait de fondement moral à un nouveau monde de prospérité et de progrès. Ainsi encouragés, des mouvements inter-religieux de toute nature sont apparus et se sont multipliés. [...]
Hélas, ces initiatives manquent à l’évidence autant de cohérence intellectuelle que d’engagement spirituel. Contrairement aux partisans des mouvements d’unification qui transforment le tissu social, les tenants endurcis de la pensée dogmatique continuent de refuser l’idée que toutes les grandes religions du monde sont d’égale valeur du point de vue de leur nature et de leur origine.
[...] la plupart des religions établies semblent paralysées au seuil de l’avenir, bridées par des dogmes et des revendications d’accès privilégié à la vérité, ceux-là mêmes qui ont engendré certains des conflits les plus cruels entre les habitants de la terre.
Les conséquences pour le bien-être de l’homme sont désastreuses. [...] Prisonnières de préoccupations d’ordre matériel, qui dissipent et épuisent leurs énergies, les institutions religieuses ont trop souvent été un frein majeur à l’exploration de la réalité et à l’exercice des facultés intellectuelles qui distinguent l’humanité. Il ne suffit pas de dénoncer le matérialisme ou le terrorisme pour résoudre la crise morale contemporaine. Il faut commencer par chercher, en toute bonne foi, à qui revient la responsabilité de la défaillance qui a exposé les multitudes croyantes à ces influences et les y a rendues vulnérables. [...]
Bahá’u’lláh a résumé ce que cela implique pour notre époque dans des paroles exprimées il y a plus d’un siècle et largement diffusées dans les décennies suivantes :
« Il est incontestable que les peuples du monde, à quelque race ou religion qu’ils appartiennent, tirent leur inspiration spirituelle d’une même source céleste et sont les sujets d’un seul Dieu. Les différences qui existent entre les lois auxquelles ils obéissent s’expliquent par la diversité des conditions et des besoins propres aux époques où ces ordonnances ont été révélées. [...] Attachez-vous à ce qui vous rapproche les uns des autres et vous unit. »
Cet appel n’est pas une incitation à abandonner sa croyance dans les vérités fondamentales de sa religion, quelle qu’elle soit. Bien au contraire ! La foi a ses impératifs et sa justification propres. Ce que d’autres croient ou ne croient pas ne peut servir de critère contraignant à un individu conscient, digne de ce nom. Les paroles énoncées ci-dessus n’invitent à rien d’autre qu’à renoncer à toutes ces revendications à l’exclusivité ou à une Révélation finale qui, en s’installant dans les esprits, ont réprimé tout élan vers l’unité et y ont cultivé la haine et la violence.
Nous avons le sentiment que c’est ce défi historique que les autorités religieuses sont appelées à relever pour que la direction des affaires religieuses ait un sens dans la société mondiale qui émerge des bouleversements du 20ème siècle. De plus en plus nombreux sont ceux qui s’aperçoivent que la vérité implicite à toutes les religions est d’essence unique. Cette prise de conscience ne vient pas de la résolution des conflits théologiques, mais d’un sentiment intuitif né de l’élargissement et de la diversification progressive du cercle des fréquentations humaines, ainsi que de l’acceptation naissante du concept de l’unité de la famille humaine. Du fatras des doctrines, des rites religieux et des codes juridiques hérités de mondes disparus, émerge le sentiment que la vie spirituelle, à l’instar du lien manifeste qui unit nationalités, races et cultures différentes, est une réalité sans limite à laquelle tous ont également accès. [...]
Avec le démantèlement des barrières qui divisaient les peuples, notre époque assiste à l’effondrement du mur jadis infranchissable qui devait séparer à jamais, croyait-on, la vie au Ciel de la vie sur Terre. Les écrits de toutes les religions enseignent au croyant depuis toujours que servir autrui n’est pas seulement un devoir moral, mais un moyen pour l’âme de se rapprocher de Dieu.
Aujourd’hui, la restructuration progressive de la société donne à cet enseignement familier une dimension nouvelle. La promesse ancestrale d’un monde animé par des principes de justice devient un objectif chaque jour plus réaliste, et satisfaire les aspirations de l’âme comme répondre aux besoins de la société seront de plus en plus souvent perçus comme les facettes réciproques d’une vie spirituelle épanouie. [...]
Inspirée par cette perspective, la communauté bahá’íe a promu ardemment les activités inter-religieuses, dès le départ. Au-delà des liens précieux qu’ils y ont tissés, les bahá’ís voient dans l’effort de rapprochement des diverses religions, la réponse donnée à la volonté de Dieu par une humanité accédant à sa maturité collective. Ils continueront de soutenir ces activités par tous les moyens dont ils disposent.
Toutefois, nous devons à nos partenaires dans cette commune entreprise, d’affirmer clairement notre conviction. Pour que le dialogue inter-religieux contribue de manière significative à soulager les maux affligeant une humanité désespérée, il faut désormais, en toute honnêteté et sans se dérober plus longtemps, examiner les implications de cette vérité supérieure qui a inspiré le mouvement inter-religieux : Dieu est un, et au-delà de la diversité des expressions culturelles et des interprétations humaines, la religion est également une.
Chaque jour, grandit le danger de voir les brasiers allumés par les préjugés religieux se multiplier et provoquer une conflagration mondiale aux conséquences inimaginables. Un tel danger ne saurait être écarté par les seuls gouvernements civils. Nous ne pouvons pas non plus nous bercer d’illusions et penser qu’il suffit d’appeler à la tolérance mutuelle pour apaiser les haines déchaînées par ceux qui prétendent infliger la sanction divine.
La crise exige des autorités religieuses qu’elles rompent avec le passé par une coupure aussi décisive que celles qui ont permis à la société de combattre les préjugés de race, de sexe et de nationalité, tout aussi corrosifs. S’il existe une justification quelconque à l’exercice d’une direction des consciences, elle réside dans le souci de servir le bien-être de l’humanité.
En ce tournant ô combien critique de l’histoire de la civilisation, les exigences d’une telle mission ne sauraient être plus claires. « L’humanité ne pourra parvenir au bien-être, à la paix et à la sécurité tant qu’elle n’aura pas fermement établi son unité», proclamait Bahá’u’lláh.
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