Revue n° 49-50, 2004
L’éthique de la mondialisation Une perspective bahá’íe
Le texte suivant est tiré d’un discours prononcé par le professeur Suheil Bushrui [Voir profil sous le titre « De la littérature à la paix » dans le même numéro] le 11 juin 2003 à Bruxelles à l’occasion d’une exposition présentée par la Communauté Internationale Bahá’íe au Parlement européen [Voir article sous le titre « Expositions jumelles au Parlement européen » dans le même numéro]. Les débats sur la mondialisation, en particulier dans les cercles d’influence, ne reflètent souvent que des in.térêts purement nationaux, sociaux, économiques ou politiques. Ce sont des intérêts de clocher alors que si l’on examine attentivement le phénomène de la mondialisation, on constate qu’il déborde largement les problèmes et les questions auxquels on a l’habitude de le confiner et que, pour élargir le débat, il convient de prendre en compte ses dimensions culturelles et spirituelles.
Alors que la mondialisation ouvre d’énormes possibilités, nous ne devons pas pour autant fermer les yeux sur les sérieux problèmes qu’elle pose. Ce n’est que dans la concertation que l’on peut examiner et, en fin de compte, éradiquer les menaces que sont le terrorisme international, la prolifération des armes de destruction massive, le trafic de drogues, la criminalité organisée, la propagation des maladies et la dégradation de l’environnement.
Avant toutes choses, tous les acteurs et organes responsables devraient peut-être se demander comment résoudre et arbitrer les conflits mondiaux et se poser en particulier la question suivante : « Comment éviter le choc désastreux des civilisations, duquel personne n’a rien à gagner ? »
L’auteur de cette thèse controversée a suggéré lui-même une réponse. Dans son livre Le Choc des civilisations, paru en 1996, Samuel Huntington apporte une réponse souvent négligée : « […] ainsi que beaucoup l’ont souligné, les grandes religions du monde – chrétienne, orthodoxe, hindouiste, bouddhiste, islamique, confucéenne, taoïste, judaïque – et quel que soit le degré auquel l’humanité a été divisée à cause d’elles, sont aussi porteuses de valeurs communes essentielles. Si les hommes parviennent un jour à réaliser l’objectif de civilisation universelle, celle-ci sera l’aboutissement d’un processus progressif d’exploration et de prise de conscience de ces points communs. »
Reconnaissant il y a 125 ans, que l’humanité avait profondément besoin de se réconcilier sur les plans spirituels et religieux, Bahá’u’lláh a évoqué dans ses Ecrits les conditions qui sont essentielles à la création d’une civilisation universelle et à l’établissement d’un système de gouvernance mondiale.
Il a insisté sur la nécessité de forger une conscience universelle, une prise de conscience et un sens nouveau des responsabilités.
La Communauté internationale bahá’íe se représente la mondialisation comme l’unité du monde au sens le plus profond et le plus large, c’est-à-dire au sens où elle englobe chaque aspect de la vie humaine. Cette vision de l’unité et de l’intégration planétaire n’a cependant rien à voir avec le marché mondial souvent attirant, mais anonyme et amoral, qui opère sous nos yeux. Au contraire, elle reconnaît et célèbre la diversité des croyances et des cultures, tout en affirmant l’unité fondamentale de la race humaine. L’approche bahá’íe peut se résumer à son engagement en faveur de « l’unité dans la diversité » et à ce qui en découle concrètement dans la vie de l’individu et de la société.
La diversité permet à chacun de réaliser, dans des conditions optimales et en toute indépendance, son potentiel sur tous les plans - intellectuel, spirituel, ou artistique. Si l’unité de l’humanité prend une place privilégiée dans la conscience humaine, sa diversité même est alors plus un rempart contre la tyrannie qu’une cause de conflits et de divisions meurtriers.
L’approche multiculturelle offre une vraie alternative au modèle de mondialisation qui semble prédominer aujourd’hui. Depuis la fin de la guerre froide, il y a plus d’une décennie, les tenants de la mondialisation applaudissaient avec enthousiasme le pouvoir révolutionnaire des marchés et leurs mécanismes, considérés comme une sorte de panacée. Certes, les marchés sont très efficaces dans certains domaines : au fil du temps, ils sont apparus comme des instruments utiles pour la répartition des biens et des services et ils ont réussi, dans une certaine mesure, à faciliter les relations entre les peuples et leur intégration. Pourtant, ne pourrait-on pas imaginer d’autres modèles économiques, qui permettraient au potentiel humain de se libérer et de se développer en s’appuyant sur les tendances innées de l’homme à l’équité et à la compassion ?
Trop souvent, on fausse le débat sur la mondialisation en faisant référence au « relativisme culturel », par lequel on entend, théoriquement, que certaines pratiques sociales, économiques, culturelles et politiques étant propres à des groupes particuliers, l’imposition péremptoire de normes étrangères et artificielles leur porte atteinte de façon arbitraire. Ces déclarations ne sont souvent qu’un moyen de détourner le code universel des droits de l’homme. En réalité, le relativisme culturel, qui est la négation même de ces normes universelles, est un stratagème politique enraciné dans l’idée erronée que les sociétés actuelles se sont développées de manière totalement indépendante les unes des autres. Or, un examen, même très superficiel de l’histoire du monde, nous montre sans le moindre doute que toute société sur cette terre est reliée aux autres par des liens multiples. Cette réalité nous est confirmée tous les jours par les experts. Toutes les circonstances qui restreignent la capacité des individus à développer leur potentiel propre et à prospérer en tant qu’êtres humains doivent être modifiées.
Le lien entre tous les hommes et toutes les races, cette unité essentielle qui les rapproche, n’est sans doute nulle part aussi évident que dans la Sophia Perennis – ce que Leibniz a appelé la « philosophie pérenne », cette « tradition universelle », commune à toutes les cultures qui exprime, sous des formes multiples et variées, une seule et même vision de la condition humaine. En redécouvrant ces notions fondamentales, on pourrait retrouver le lien entre tous les peuples et concevoir un système de gouvernance unique fondé sur ces valeurs universelles sur la base duquel on forgerait une éthique globale et un « code universel des droits et des responsabilités ».
Au lieu de rester en retrait de la mondialisation, les pays en développement et les communautés ethniques sont invités instamment à imprimer leur marque en y participant activement. Le monde ne peut se priver de la contribution particulière et inestimable que toutes les sociétés, sans exception, peuvent apporter aux autres en partageant avec eux leurs valeurs les plus élevées et les plus nobles.
Guidée par la sagesse intemporelle des prophètes et des sages, plutôt que par les exigences arbitraires du marché mondial, la mondialisation doit impérativement s’appuyer sur la coopération interculturelle et interreligieuse et engager un dialogue amical et ouvert entre les différentes croyances et cultures.
Pour les bahá’ís, le principe d’unité est le fondement de toute foi religieuse. Dans le domaine social, cependant, l’établissement d’une règle en matière de justice est primordial, car la justice est à la base de l’unité et que, sans elle, la paix est inconcevable. La construction d’une société globale pacifique se fait ainsi pas à pas. Instaurer d’abord la justice de manière universelle, réaliser ensuite l’unité de la planète, enfin, faire régner la paix dans le monde.
Ce système vers lequel l’humanité devrait tendre doit donc renoncer à toutes formes d’exploitation d’un groupe par un autre. Le commerce international doit être libre et équitable et il doit accorder à tous – salariés, dirigeants, propriétaires – une part de la richesse créée. Le nouvel ordre mondial devrait combler le fossé entre les riches et les pauvres et offrir les mêmes possibilités à tous les membres de la famille humaine, et surtout garantir l’égalité des droits de l’homme et de la femme.
Aujourd’hui, peut-être plus qu’à aucun autre moment de l’histoire, des possibilités immenses et incalculables s’ouvrent à la communauté mondiale. On entrevoit des voies nouvelles qui, à condition d’être suivies avec sagesse, nous conduiront vers un monde à la fois divers et uni, un monde inspiré et guidé par la vision de l’unité qui transcende toutes les différences.
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