Revue n° 47-48, 2003
A Fidji, une nouvelle approche de la restauration des récifs coralliens suscite un vif intérêt
CUVU, Fidji — Accompagné d’une douzaine de femmes du village, Austin Bowden-Kerby marche à marée basse vers la barrière de corail et découvre des restes de coquilles écrasées, signe de l’existence d’un nouveau prédateur dans cette zone.
« C’est sans doute une pieuvre », dit ce biologiste du milieu marin, né aux Etats-Unis et spécialiste de la restauration des récifs coralliens. « Les pieuvres sont les principaux prédateurs des coquillages et crustacés. » A une douzaine de mètres plus loin, une femme en découvre une qui s’acharne sur une jeune murène. Non sans quelque effort, elle réussit à débusquer le mollusque tentaculaire. Mais au lieu de le garder pour son dîner ou pour le revendre, elle le laisse partir, respectant ainsi l’interdiction de pêcher dans cette zone.
« En réalité, c’est bon signe quand les prédateurs s’y aventurent, c’est un signe de régénération », dit M. Bowden-Kerby. « Mais comme on tue aussi beaucoup trop d’espèces en voie de régénération, je vais sans doute recommander l’ouverture de la saison de la pieuvre pendant une semaine. »
Toute cette scène illustre l’essentiel de la méthode qu’emploie M. Bowden-Kerby pour sauver les récifs coralliens, méthode reconnue pour sa nouveauté et son efficacité et qui ouvre des possibilités d’application à grande échelle.
Après plusieurs années de recherche, M. Bowden-Kerby a mis au point sa méthode, qui est fondée sur l’idée de plus en plus partagée que le meilleur moyen de sauver les récifs menacés ne consiste pas nécessairement à supprimer l’intervention de l’homme, mais plutôt à les gérer intelligemment. En particulier, il prône une coopération étroite avec la population locale car c’est elle qui connaît le mieux le récif et qui en dépend encore pour sa subsistance.
Plus précisément, M. Bowden-Kerby ne veut pas seulement gérer le récif mais plutôt le « cultiver » en le débarrassant des prédateurs envahissants que sont, par exemple, la pieuvre ou l’étoile de mer tout en « plantant » des espèces disparues ou en voie d’extinction, sans danger pour le récif, tels que la palourde géante, et de promouvoir leur régénération dans certaines zones protégées.
Pour certains écologistes, ces méthodes interventionnistes ne font que prolonger l’ingérence humaine, cause de la disparition d’un nombre important de récifs coralliens dans le monde. M. Bowden-Kerby est cependant fermement convaincu que, dans bon nombre de cas, la situation est si désespérée qu’il faut employer des méthodes pragmatiques, seules capables de sauver les récifs.
« Si vous dynamitez un récif corallien, il ne pourra se reproduire de lui-même », dit M. Bowden-Kerby prenant l’exemple de destruction la plus radicale. « Les larves planctoniques ne peuvent s’établir sur les débris coralliens. Mais j’ai constaté que si on simule un ouragan en dispersant les branches cassées de corail encore vivant sur les débris, les coraux s’y attachent souvent et commencent à se régénérer. Il nous faut donc apprendre à travailler avec la nature pour l’aider à reprendre ses droits. »
Les idées de Austin Bowden-Kerby sont de plus en plus reconnues, comme en témoignent les dons et les prix qu’il a obtenus pour son « Initiative pour les récifs coralliens », nom officiel de son projet. En 2002, par exemple, le Réseau international d’action pour les récifs coralliens (ICRAN) a retenu son projet comme « site de démonstration » de la conservation d’un récif. En 1999, il a obtenu le prestigieux Henry Award offert aux partenariats pour la conservation des récifs coralliens. Le projet a également bénéficié de dons de la fondation MacArthur, de la fondation David et Lucile Packard, de la Nouvelle-Zélande et, plus récemment, de l’Union européenne.
Il convient sans doute aussi de noter que le projet a bien été accueilli par les habitants de huit villages des circonscriptions de Cuvu et Tuva qui constatent avec enthousiasme que le nombre et la taille des poissons et coquillages ont considérablement augmenté le long des côtes depuis le lancement du projet, il y a trois ans.
« Nous voyons revenir plein de poissons », dit Anare Mudunavere, chef du village de Navuevu, l’un des villages intéressés de près par le projet. « Il n’y en avait plus il y a quelques années, mais on en voit revenir beaucoup et de toutes sortes. »
La passion de la mer
Né en 1954, Austin Bowden-Kerby a grandi en Caroline du Nord et en Virginie, au bord de la mer, et il aime la mer depuis l’enfance. « J’ai grandi dans l’océan », dit-il en expliquant comment il s’est intéressé à la biologie marine. « Nous étions pieds nus tout l’été et allions nous baigner plusieurs fois par jour. Nous allions à la pêche, aux crabes à marée haute et aux palourdes à marée basse et le fait de manger ce que nous avions pêché nous donnait le sentiment de faire partie de l’environnement naturel. »
Son père, économiste, occupait un poste dans les îles Marianne alors qu’il était adolescent et il en a gardé une passion à vie pour les insulaires du Pacifique et leur culture ainsi que pour les récifs coralliens.
Un autre élément important de son développement est sa foi en une puissance supérieure et sa conviction que l’univers a un sens. « J’ai toujours eu une relation particulière avec Dieu », dit M. Bowden-Kerby qui a été élevé dans la religion protestante. « Je faisais ma prière tous les soirs et demandait à Dieu de venir en aide aux malades et aux pauvres et de donner la paix au monde. »
En 1972, M. Bowden-Kerby alors âgé de 17 ans, a trouvé la confirmation de ses convictions dans les enseignements bahá’ís qui soulignent deux points importants : la nécessité de servir l’humanité et la reconnaissance que la vérité religieuse et la vérité scientifique se rencontrent. Au fil du temps, alors qu’il s’intéressait de plus en plus aux interactions de l’homme et de la nature, il a eu l’idée de lancer son projet novateur de gestion des récifs coralliens.
Tout en travaillant et en étudiant en Micronésie et à Fidji vers le milieu des années 1970 et au début des années 1980, il a commencé à se pencher sur les problèmes des communautés qui dépendent des récifs coralliens pour leur subsistance.
« Beaucoup de souffrances et de carences nutritionnelles sont dues à la disparition des récifs causée par la surpêche ou la pêche à l’explosif, en particulier à Chuuk où des récifs détruits pendant la deuxième guerre mondiale ne se reconstituent pas. J’ai commencé à étudier ce que l’on pouvait faire et c’est dans la lecture des écrits bahá’ís que j’ai trouvé l’idée de replanter directement les coraux. »
Plus précisément, il a pris conscience que l’homme et la nature sont interdépendants et que l’équilibre de la nature dépend du comportement des hommes. « Beaucoup de conservateurs semblent avoir déifié la nature qu’ils considèrent comme parfaite, séparée de l’humanité, laquelle est à leurs yeux un fléau sur cette planète. Or, les bahá’ís estiment que l’homme est ‘en relation organique’ avec le monde. »
L’importance que la foi bahá’íe attache à la consultation, à la coopération et à la participation de la communauté lui a aussi fait comprendre qu’il fallait faire participer la population locale à la reconstitution des récifs. L’initiative pour les récifs coralliens intègre toutes ces idées. Elle est parrainée par une organisation non gouvernementale indépendante, la Fondation des peuples du Pacifique Sud/Fidji, en partenariat avec Counterpart International (Etats-Unis).
« Ce qui est très intéressant dans le travail d’Austin, c’est de voir comment il fait participer la population à la gestion du récif au lieu de faire appel à des organisations gouvernementales ou non gouvernementales », dit Arthur Lyon Dahl, ancien directeur de l’Unité des récifs coralliens du programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE).
« En ce qui concerne l’environnement, les récifs sont devenus l’une des préoccupations prioritaires au niveau mondial car il s’agit d’un écosystème qui, pour la première fois, présente des signes de stress. » M. Dahl ajoute : « Si les systèmes coralliens dépérissent dans le monde entier, c’est à cause des activités humaines ».
« Nous pensons que la gestion des récifs coralliens dans les tropiques dépend à l’avenir de la mobilisation des populations qui vivent à proximité de ces récifs puisqu’elles sont responsables de nombre des problèmes qui affectent les récifs : pollution, pêche à l’explosif, etc. »
L’importance des connaissances locales
M. Bowden-Kerby ne cherche pas seulement à faire participer la population locale à la gestion des récifs ni à prôner des règles telles que « Interdiction de pêcher » ou « Période de reproduction des clams ». L’Initiative vise plutôt à faire participer activement les habitants en tirant parti de leur connaissance du récif et de ses diverses interactions.
« Le pêcheur sait des choses que le scientifique ignore », dit M. Bowden-Kerby. « L’instruction et l’éducation sont deux choses entièrement différentes. En fait, les insulaires ont un fonds de connaissances qui remonte à des milliers d’années. »
L’initiative des récifs coralliens vise spécifiquement à puiser dans ce fonds de connaissances traditionnelles en recourant à des méthodes de consultation qui encouragent la participation de toute la communauté.
« Au début du projet, nous rassemblons tout le village, les pêcheurs, les hommes et les femmes, les vieux et les jeunes, et nous nous livrons à une série d’exercices qui nous font reprendre, dans le détail, l’histoire du récif et ses problèmes. »
Pour les sites de Cuvu et Tuva, cette méthode a permis de dessiner des cartes des ressources, dont certaines remontent à 1942, qui montrent où se trouvaient autrefois les principales espèces de poissons et types de coraux.
« Cette combinaison des connaissances théoriques et locales rend le processus très créatif », dit Irene Novaczek, experte en biologie marine dans le domaine des algues à l’Institut d’études insulaires de l’île du Prince Edouard (Canada), qui a travaillé avec Austin Bowden-Kerby. « Austin arrive quelque part et demande : ‘Qu’est-ce qui a disparu ici ? Quelles sont les zones les plus recherchées par tel ou tel animal ?’ »
L’établissement de cartes des ressources a été un pas très important vers la création de zones où la pêche est interdite, élément clé de la stratégie de régénération des récifs coralliens. L’idée d’établir des « zones protégées » interdites à la pêche n’est pas nouvelle. En réalité, les chefs désignaient traditionnellement certaines zones du récif comme sacrées ou « taboues », mais cette pratique a eu tendance à disparaître sous l’administration britannique.
Ce qui est particulier ici, c’est que ces zones sont définies et gérées par les chefs locaux et qu’elles répondent donc aux besoins locaux grâce à la participation active de la communauté.
A Cuvu et Tuva, les cinq zones de pêche interdite ont été établies dans le cadre d’un processus de consultation et ont été choisies en fonction de la topographie naturelle et tout en laissant un certain accès aux habitants qui vivent de la pêche.
Les zones « taboues » sont relativement limitées. En effet, les zones où il est interdit de pêcher peuvent, même si elles sont petites et à condition d’être bien gérées, se repeupler d’espèces migratrices sous l’effet d’un phénomène de « transfert ». Ces espèces se développent et se reproduisent ensuite dans les zones non protégées. Ainsi des ressources autrefois abondantes peuvent se reconstituer.
« Les gens sont excités : il y a beaucoup de transferts de poissons d’une zone à l’autre », dit Nepote Senikau, secrétaire du Comité de l’environnement de Cuvu-Tuva qui désigne des chefs locaux pour gérer les zones où la pêche est interdite. « Le poisson sort des zones interdites et des espèces migratrices, le mulet par exemple, sont revenues. »
Un autre élément caractéristique du projet est l’importance qu’il accorde aux femmes, lesquelles sont encouragées à participer aux réunions communautaires sur l’avenir du récif.
« C’est particulièrement important, car les femmes pêchent surtout le long des récifs côtiers », dit Mme Novaczek. « Elles connaissent les saisons et savent où se trouvent les poissons et où ils se reproduisent. Par ailleurs, ce sont elles qu’il faut convaincre de suivre les règles en matière d’interdiction de pêche afin de restaurer et de gérer les ressources halieutiques en eau peu profonde. »
Mme Novaczek ajoute que c’est beaucoup plus utile de laisser les femmes se parler entre elles plutôt que de leur faire dicter ce qu’il faut faire par un homme. « Quand elles comprennent qu’il s’agit du bien de leurs enfants, elles se laissent convaincre. »
Autre caractéristique du projet : le partenariat avec le secteur privé. En effet, l’initiative a sollicité et obtenu la coopération de la société Shangri-La. « Si les récifs coralliens dépérissent, nous n’aurons plus de touristes et plus de poisson pour les villages », dit John Rice, directeur de Shangri-La.
En particulier, la compagnie a financé des ateliers communautaires et la formation des gardiens de pêche locaux qui seront employés par la compagnie pour surveiller et faire respecter les zones où la pêche est interdite. Elle a aussi financé la construction de centaines de petites structures en ciment et en pierre, sorte d’igloos dans lesquels on plante des coraux pour améliorer l’habitat des poissons de récif.
« A la fin de la journée, notre objectif est de systématiser le processus, de façon à ce qu’il fasse partie de notre vie quotidienne. »
L’initiative des récifs coralliens pourrait facilement être reproduite ailleurs, non seulement à Fidji, mais dans l’ensemble de la région du Pacifique Sud.
Le projet a fait parler de lui dans la presse locale et M. Senikau, membre du Comité de l’environnement, a précisé que les chefs d’autres régions de Fidji avaient déjà commencé à poser des questions sur le projet. « L’idée se répand comme une traînée de poudre. »
Austin Bowden-Kerby a également commencé à mettre sur pied un autre projet aux îles Salomon. Sur l’île de Malaita, et en partenariat avec le Trust pour le développement des îles Salomon et l’ICRAN, il a déjà établi, avec la participation des communautés, des zones protégées à petite échelle semblables à celles de Cuvu.
« Ce que nous voulons, en fin de compte, c’est créer un modèle indépendant et adaptable de participation communautaire à la gestion des ressources naturelles », dit M. Bowden-Kerby. « L’initiative des récifs coralliens est unique en son genre en ce sens qu’elle encourage les villageois à faire des expériences empiriques simples et ainsi à intervenir directement sur l’écosystème des récifs coralliens et à lui ‘apprendre’ à retrouver l’abondance, la beauté et la diversité d’autrefois. »
Il ajoute : « Le projet permet à la communauté de retrouver l’espoir ainsi que des ressources perdues depuis longtemps et ainsi de s’acheminer vers la prospérité. »
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