Revue n° 55-56, 2007
Les bahá’ís égyptiens privés d’accès à la citoyenneté
LE CAIRE, 16 décembre 2006 — Les bahá’ís égyptiens sont de facto sans papiers. Dans un pays où tous les citoyens doivent indiquer leur religion pour obtenir une carte d’identité, le Conseil d’Etat égyptien vient de leur dénier le droit de s’identifier comme bahá’ís.
Les bahá’ís ont le choix entre se convertir contre leur gré à l’une des trois religions reconnues pas la Constitution (Islam, Christianisme ou Judaïsme), mentir sur leur affiliation religieuse (sachant que fournir une fausse information sur un document officiel constitue un crime et que les croyances bahá’íes leur interdit de mentir), ou être privés d’Etat-civil.
La possession d’une carte d’identité étant juridiquement obligatoire pour tous les égyptiens, cette décision prive du même coup les bahá’ís des droits inhérents à la citoyenneté tels que l’accès à l’éducation, à l’emploi, aux soins de santé publique, aux services bancaires – sans parler de la liberté de mouvement et de la sécurité de leurs biens.
La décision du Conseil d’Etat a été rendue dans le cadre de l’informatisation progressive des cartes d’identité en Egypte visant à remplacer les anciennes cartes d’identités par des cartes numériques plastifiées.
Contrairement à l’ancien système qui donnait aux fonctionnaires de l’Etat civil l’option d’inscrire à la case religion la mention « autre », de tirer un trait, ou de laisser la case vide, le nouveau système informatisé n’autorise la mention que de l’une des trois religions reconnues.
La décision du tribunal administratif
L’affaire a démarré au printemps 2006. Husam Izzat Musa et Ranya Enayat Rushdy, un couple marié, se sont vu confisquer cartes d’identité et passeports quand ils ont demandé à y inscrire les noms de leurs filles, dont les actes de naissance mentionnaient la religion bahá’íe.
Ils ont approché le tribunal administratif qui a statué en leur faveur au mois d’avril 2006, obligeant l’Etat à leur délivrer des cartes d’identité indiquant leur religion. Le jugement affirme que même si le gouvernement ne reconnaît pas à la Foi bahá’íe le caractère de religion, ses membres doivent néanmoins pouvoir inscrire leur appartenance religieuse sur les papiers officiels.
Le tribunal a établi l’existence de précédents dans la loi islamique indiquant que les pays musulmans ont toujours accueilli des non musulmans « sans qu’aucun d’eux n’ait été obligé de renier sa foi ».
Selon le jugement, il n’est pas « incompatible avec les principes de l’Islam de mentionner sa religion sur sa carte d’identité, quand bien même les rites de cette religion ne sont pas autorisés à être pratiqués en public, le baha’isme, par exemple ».
Bien que reconnue officiellement dans les années 30, la communauté bahá’íe d’Egypte est privée de tous droits en tant que communauté religieuse depuis 1960, date d’un décret signé par le Président Gamal Abdul Nasser. Conformément au principe d’obéissance au gouvernement, les bahá’ís ont immédiatement dissous leurs institutions administratives et ont décidé de pratiquer leur religion sans ostentation, par petits groupes et en famille.
De vives réactions
Le jugement du tribunal administratif a déclenché de vives polémiques dans la société égyptienne. Il a provoqué un tollé parmi les éléments extrémistes qui se sont violemment élevés contre toute mention officielle d’une religion autre que celles évoquées dans le Coran.
Des organisations de défense des droits de l’homme se sont intéressées à l’affaire et ont immédiatement approuvé la décision. Des centaines d’articles, témoignages, commentaires, émissions de télévision, et débats en direct dans les médias égyptiens et dans l’ensemble du monde arabe ont relayé l’histoire du couple Musa-Rushdy et ses retombées, ouvrant un véritable débat dans la société civile sur la question de la liberté de croyance et la tolérance religieuse.
« L’affaire est importante non seulement pour les bahá’ís mais aussi pour les égyptiens en général car elle créera un précédent en termes de citoyenneté, d’égalité et de liberté de religion », affirme Hossam Bahgat, directeur de l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne, une organisation indépendante de défense des droits de l’homme.
L’examen des articles publiés dans la presse révèle une grande divergence de points de vues. Le Ministère de la culture lui-même a publié dans son hebdomadaire Al-Kahera News [Les Nouvelles du Caire] un article soulignant la nécessité de faire preuve de tolérance religieuse à propos de l’affaire bahá’íe.
Son signataire, Muhammad Shebl, présente cette affaire comme « l’amorce d’un débat sur l’Islam et la liberté de croyance ». S’appuyant sur des citations du Coran, il écrit que « Dieu a créé l’homme libre… et l’a doté d’un esprit de discernement pour lui-même ».
« Si Dieu avait voulu obliger tous les hommes à Le vénérer d’une certaine façon, Il l’aurait fait, mais Il leur a donné la liberté de choisir pour les rendre responsables. » C’est pourquoi les musulmans devraient respecter les adeptes de toutes les autres religions, y compris les bahá’ís, les bouddhistes et les hindous, et respecter leur choix.
A l’inverse, Al Watan, un quotidien koweitien, a annoncé en gros titre que les étudiants de l’université Al Azhar du Caire avaient qualifié la décision d’avril en faveur des bahá’ís d’« échec magistral ». L’article reprend certains éléments de désinformation souvent martelés par les fanatiques musulmans, notamment que les bahá’ís sont les « agents du sionisme et du colonialisme et les ennemis du pays », qu’ils rejettent Mahomet et ne visent qu’à « frapper l’Islam ».
Un symposium de haut niveau
La politique du gouvernement en matière de cartes d’identités a donné lieu à un symposium de haut niveau organisé en août 2006 par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), un organe constitué en 2004 pour conseiller le gouvernement sur les questions relatives aux droits de l’homme. Le symposium a réuni près de cent soixante personnes : représentants d’organisations non gouvernementales, membres de la société civile, penseurs de renom, représentants du gouvernement et membres du Parlement égyptien. Quatre-vingts participants ont présenté un témoignage.
L’événement a été inauguré par l’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali, président du Conseil national des droits de l’homme.
Le CNDH souhaitait dénoncer les restrictions à la liberté de croyance sous toutes leurs formes. Des représentants de groupes islamiques fondamentalistes ont interpellé le gouvernement lui demandant de conserver sa politique actuelle. Ils ont affirmé que si les autres religions étaient autorisées à être mentionnées ou que le champ de l’affiliation religieuse était entièrement supprimé, l’ordre public en serait gravement affecté.
D’autres groupes, y compris les représentants des chrétiens coptes et de diverses organisations des droits de l’homme, ont appelé à un changement rapide de politique, déclarant que la politique actuelle était en désaccord avec le droit international en matière de liberté de religion et de conviction.
L’arrêt du Conseil d’Etat
En mai 2006, le gouvernement a fait appel de la décision du tribunal administratif et l’a portée devant le Conseil d’Etat. L’émotion était grande dès la première audience. Ce jour là, les avocats du gouvernement et d’autres personnes présentes dans la salle d’audience « ont interrompu et chahuté le conseiller de la défense chaque fois qu’il voulait s’adresser au Conseil », selon un compte rendu paru le même jour sur le site de l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne. « Durant l’audience, les avocats des bahá’ís ont été qualifiés d’infidèles et menacés de violence physique. »
Après de nombreux reports d’audience, l’affaire a finalement été entendue le 2 décembre. Les avocats des bahá’ís ont plaidé le rejet de l’appel du gouvernement, arguant que l’arrêt du tribunal administratif était conforme à la loi.
Dans un arrêt rendu le 16 décembre 2006, le Conseil d’Etat a donné raison au gouvernement et a annulé la décision du tribunal administratif, privant ainsi les bahá’ís égyptiens de tout droit à la citoyenneté. L’arrêt de onze pages porte essentiellement sur des questions théologiques et n’aborde ni le droit des bahá’ís d’être traités comme tous les autres égyptiens ni la liberté de croyance, protégée par le droit international et la Constitution égyptienne.
« Nous déplorons vivement la décision du Conseil d’Etat qui viole les Conventions ratifiées par l’Egypte en matière de droits de l’homme et de liberté religieuse », dit Bani Dugal, principale représentante de la Communauté internationale bahá’íe auprès des Nations Unies.
« Les bahá’ís ayant épuisé toutes les voies de recours, la décision du Conseil d’Etat risque de transformer en ‘non-citoyens’ une communauté toute entière sur le seul fondement de leur croyance religieuse », ajoute Mme Dugal.
La communauté bahá’íe espère à présent que le débat suscité au sein de la société égyptienne pousse le gouvernement à modifier sa politique discriminatoire. De nouvelles plaintes ont déjà été déposées devant les tribunaux.
Début févier 2007, la députée allemande Lale Akgün a publié un communiqué de presse indiquant avoir adressé à la Chancelière Angela Merkel une lettre l’appellant à défendre la cause des bahá’ís d’Egypte à l’occasion de sa visite au Proche-Orient. La députée cite en exemple le cas d’un jeune chercheur bahá’í licencié de l’Université allemande du Caire à défaut de pouvoir présenter des papiers d’identité en règle.
« Il est important que, même en Egypte, les croyants de toutes les religions bénéficient d’un traitement égal par l’Etat et la Justice. Le processus de paix est conditionné par l’acceptation et le respect réciproque des différentes nationalités et religions dans tous les pays concernés », souligne la députée Akgün. |