Revue n° 8, 1991
Un regard nouveau a l’approche de l’an 2000
Voici le temps du monde fini
Par Albert Jacquard
Editions du Seuil
Indifférente à l’agitation de la foule qui se presse à ses pieds, la pendule du Centre Beaubourg soustrait, impitoyablement, les secondes qui nous séparent de la fin du siècle… L’approche de l’an 2000, avec son poids de symboles et la réminiscence diffuse de l’an 1000, a suscité de nombreux ouvrages se penchant sur notre avenir et sur le prochain siècle, dont le livre d’Albert Jacquard qui s’interroge : de quoi demain sera-t-il fait ?
Si l’aventure spatiale a démontré quelque chose, c’est que l’homme est fait pour vivre sur sa planète et qu’il y est prisonnier… Loin de s’en désoler, il faut, au contraire, en prendre pleinement conscience afin de conserver à notre terre les qualités uniques qu’elle possède dans le système solaire.
Selon Albert Jacquard, l’homme est aujourd’hui devant une nouvelle réalité: il lui faut acquérir d’urgence une nouvelle vision des choses afin que nos enfants et nos petits enfants connaissent un monde encore vivable.
« Albert Jacquard guide son lecteur en véritable pédagogue et lui explique les découvertes révolutionnaires qui ont pour auteurs Galilée, Einstein, Poincaré ou Cantor », écrit Lucile Laveggi dans le Figaro.
L’auteur expose dans la première partie de son livre en quoi la science a transformé radicalement notre vision du monde : les mots temps, matière, vie, hasard, personne, n’ont plus le sens qu’ils avaient au début du siècle.
On ne peut pas séparer espace-objet-temps. « Nous sommes, face au temps, dans la situation de qui veut agrandir le détail d’une photographie. S’il dépasse en finesse la trame, il ne distingue plus rien. »
La matière s’est évanouie dans des particules élémentaires de plus en plus abstraites : « La articule matérielle isolée n’est plus Qu’une abstraction. Seul est objet de science notre rapport avec la réalité ; non celle-ci en soi. »
La logique aussi a changé: il existe des affirmations contradictoires dont on ne peut décider laquelle est vraie, laquelle est fausse. De plus, un système d’axiomes n’est cohérent que s’il est incomplet. « L’incomplétude fait partie de l’essence même d’un système cohérent. »
Le dieu hasard est mort. Cette notion de hasard chère à Jacques Monod est une question métaphysique qui ne concerne pas la science. Celle-ci se borne à remarquer qu’aujourd’hui ne permet pas de prévoir demain, d’où l’existence d’un espace de liberté.
Les objets vivants, opposés habituellement aux objets inanimés, ne sont que le résultat de l’accélération de la complexification commencée dès le Big Bang. Aussi extraordinaire que soit l’existence d’un être pensant, il fait partie intégrante de l’univers.
Le mendélisme, basé sur les découvertes de Mendel au XIXème siècle, nous permet de comprendre comment deux êtres peuvent n’en créer qu’un. Or, cette compréhension remet en question toutes les théories sur l’évolution qui ont précédé le mendélisme, y compris le darwinisme et sa vision de la lutte comme moyen bénéfique d’améliorer l’humanité.
S’il est impossible à la science d’expliquer l’existence de la personne, de la conscience, l’expérience que nous en faisons tous est indéniable, comme l’est cette constatation : l’être le plus complexe de l’univers, l’homme, a réalisé un objet encore plus complexe que lui, l’ensemble des hommes. C’est pourquoi aujourd’hui nous sommes en position de choisir la direction de notre devenir.
Ces réalités nouvelles qui se manifestent aujourd’hui de plus en plus clairement ne sont pas encore intégrées par l’homme de la rue ni même par tous les dirigeants. Pourtant, comment voir juste si l’on n’adapte pas sa vision à ce nouvel état des choses?
Ce regard nouveau que l’homme devrait avoir se pose, en effet, sur une réalité nouvelle. La finitude de la Terre est un constat récent. La deuxième partie de l’ouvrage insiste sur les conséquences de cette finitude : danger d’une surpopulation, aujourd’hui inévitable ; capacité limitée de la planète à supporter les conséquences de nos actes: danger d’un raisonnement économique faussement réaliste et écarts dramatiques entre nations et entre individus ; limite des ressources planétaires et incohérence à les considérer comme des richesses nationales: mondialisation des problèmes.
L’humanité continue à penser donc à agir en suivant des modèles de raisonnement qui datent du Moyen Age. La solution à tous ces problèmes passe, l’auteur le répète souvent, par une vision nouvelle de cette nouvelle réalité qui nous entoure. Il en donne de passionnants exemples. Un passage a particulièrement retenu notre attention, Albert Jacquard y rappelle que l’affirmation : « il y a toujours eu des guerres, il y en aura toujours » n’est nullement prouvée. Ce qui implique que la guerre n’est pas une fatalité. « Aujourd’hui, aucun problème ne peut être résolu sans référence à l’ensemble de la planète », dit-il et nous ne pouvons que nous rallier à l’appréciation de Murielle Szac-Jacquelin dans l’Evènnement du Jeudi : « Albert Jacquard sait les mots pour convaincre. Il possède le regard qui passionne. Il offre une indignation communicative. »
Professeur aux universités de Paris et de Genève, spécialiste de génétique mathématique, Albert Jacquard est aussi un des fondateurs de la revue “Le Genre humain”. Il est également l’auteur de nombreux ouvrages destinés au grand public dont “Eloge de la différence”, “Moi et les autres” et “Idées vécues”.
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