Revue n° 26, 1996
Danseur au cerceau et citoyen du monde : Rencontrez Kevin Locke
WHITE RIVER, Dakota, Etats-Unis — Comme son nom l’indique, le rassemblement annuel traditionnel (Pow Wow) de White River, sur la réserve Sioux de Rosebud, est l’une des rencontres les plus riches en traditions des Indiens Lakota. Assis dans des tribunes circulaires, les participants sont protégés du brûlant soleil d’août par des branches de pins fraîchement coupées. Le maître de cérémonie invite les jeunes gens à venir prendre une leçon de danse au cerceau avec Kevin Locke, célèbre danseur et joueur de flûte Lakota. En principe, seuls des adultes mâles peuvent exécuter cette danse traditionnelle.
Toutefois, M. Locke, arrivé à l’improviste, propose d’enseigner cette danse à tous les jeunes, garçons et filles et en persuade le maître de cérémonie. « Okay », répond ce dernier avec bonne humeur en prenant le micro, « les filles aussi ». Et, en quelques secondes, plusieurs douzaines de jeunes garçons et filles se retrouvent sur la pelouse du Pow Wow, s’exerçant avec un homme de 42 ans et ses cerceaux multicolores et s’amusant tout en s’instruisant sur leur propre culture.
Cet anecdote est révélatrice des changements qui secouent aujourd’hui la société des Indiens d’Amérique et le rôle joué à cet égard par M. Locke.
Tout d’abord, la participation active à des rassemblements traditionnels comme celui de White River d’un aussi grand nombre de jeunes témoigne du renouveau de la culture indienne aussi bien sur les réserves du centre de l’Amérique du Nord qu’en dehors de ces réserves. Après avoir subi des années de pauvreté, des problèmes liés à l’alcoolisme et le diktat de la culture blanche, de nombreux indiens retrouvent l’espoir et le renouveau spirituel dans la redécouverte des traditions autochtones. Dans cette quête spirituelle, ils ne différent guère de leurs contemporains dans les centres urbains d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie.
Ensuite, comme en témoigne l’accueil réservé à M. Locke, ce dernier a joué un rôle dans cette renaissance. Il y a une vingtaine d’années, M. Locke a appris tout seul à parler le Lakota, la langue de ses ancêtres dont la tribu est plus connue sous le nom de Sioux. Quelques années plus tard, il a appris, toujours tout seul, à jouer de la flûte Lakota et à danser au cerceau, contribuant ainsi à la renaissance de deux arts traditionnels importants. Aujourd’hui, il est mondialement connu comme joueur de flûte et danseur au cerceau et des centaines d’Indiens ont suivi son exemple.
Enfin, l’anecdote révèle un aspect important de la démarche de M. Locke: sa volonté de porter son art au-delà des frontières traditionnelles, défendant le refus de l’exclusion et embrassant les concepts d’égalité des sexes et de citoyenneté mondiale.
Un cadeau fait au monde
En fait, quelques jours passés sur la route avec M. Locke au cours de son voyage dans le Dakota du Sud à l’occasion du Pow Wow de la fin de l’été ont montré qu’il se considère comme citoyen du monde autant qu’amérindien.
Entre autres choses, affirme-t-il, les Lakota peuvent apporter certaines valeurs spirituelles comme la générosité, la noblesse, la droiture et le respect ainsi qu’un sens inné du lien qui relie la nature et les êtres humains – lien symbolisé par les douzaines de cerceaux avec lesquels il exécute ses danses.
Pour M. Locke, la meilleure façon de partager ces valeurs passe par les arts traditionnels. Depuis 1978, il s’est rendu dans plus de 70 pays pour se produire à des manifestations allant du Sommet mondial de la Terre à Rio de Janeiro jusqu’à une récente tournée dans douze pays d’Asie. Au mois de juin dernier, il a présenté un spectacle à la Conférence des Nations Unies sur les établissements humains (Habitat II) à Istanbul. Il est de plus en plus demandé et il a vendu plus de 200 000 enregistrements dans le monde entier.
Son chemin vers la découverte
La famille de M. Locke œuvre depuis longtemps à la diffusion et à la conservation de son héritage. Sa mère, Patricia Locke, a milité pour la reconnaissance des droits des Indiens. Elle a joué un rôle clé dans le vote historique, en 1978, de la loi sur la liberté religieuse des amérindiens qui a redonné aux Indiens la liberté de pratiquer librement leurs traditions spirituelles.
Reconnaissant en la personne de son fils un digne héritier, Mme Locke l’a envoyé à l’Institut supérieur des arts amérindiens au Nouveau Mexique. Après avoir obtenu son diplôme, il est revenu à la réserve de Standing Rock dans le Dakota du Sud, le pays de ses ancêtres, et il a commencé à étudier les enseignements de la « White Buffalo Calf Woman », prophétesse Lakota qui, il y a un millier d’années, a prôné la prière, la danse et le jeûne comme moyen de purification et de préparation spirituelle.
« Dans mon enfance j’ai été confronté à plusieurs traditions religieuses, puis j’ai commencé à pratiquer les rites spirituels des autochtones et j’ai eu une sorte de révélation, » précise M. Locke. « Vers 1973-1974, j’ai commencé à jeûner chaque jour à la manière indienne qui veut que l’on reste quatre jours sans boire ni manger, seul dans la nature. »
C’est à peu près à la même époque qu’il a commencé à parler le Lakota, ce qui est en soi remarquable dans la mesure où, enfant, il entendait rarement parler la langue, encore interdite à l’époque. « Historiquement, la politique du gouvernement des États-Unis envers le peuple Lakota était une politique d’éradication et d’extermination, » explique M. Locke qui ajoute que le gouvernement fédéral avait décrété hors-la-loi la langue et les pratiques religieuses des autochtones. « Comme ce décret n’était pas appliqué, ils ont décidé l’assimilation totale. » Malgré ces lois, beaucoup d’Indiens ont continué à pratiquer leur religion et à parler leur langue en cachette et M. Locke est allé vers eux.
Étude de la Foi bahá’íe
Vers la fin des années 1970, M. Locke a décidé d’approfondir la Foi bahá’íe, religion née en Iran vers le milieu des années 1800. « Ce qui m’a déterminé, c’était l’attente de notre premier enfant; j’essayais d’imaginer dans quel monde cet enfant allait naître et quelles étaient ses perspectives d’avenir. »
En étudiant l’histoire et les principes de cette Foi qui enseigne qu’il n’existe qu’un seul Dieu et que toutes les religions du monde, y compris nombre de religions autochtones, sont des expressions de la même foi ancestrale et éternelle, Kevin Locke a pensé que la plupart des prophéties de la White Buffalo Calf Woman s’étaient réalisées.
Beaucoup de gens me demandent « quel rapport peut-il y avoir entre la Foi bahá’íe et vos traditions spirituelles indiennes? » En effet, ils pensent que selon le Christianisme, en tous cas tel qu’il est pratiqué ici, il faut renoncer à ses anciennes pratiques dès qu’on embrasse une nouvelle religion.
« Or les écrits bahá’ís proclament que tous les peuples ont reçu une parcelle de la bonté divine et que cette bonté a la même origine, » rétorque M. Locke. « En d’autres termes, les vraies traditions spirituelles proviennent d’une seule source et elles ont toutes des traditions prophétiques qui renvoient au même point d’unité et au même avenir glorieux pour l’humanité, à savoir l’avènement d’une civilisation mondiale qui englobe toute la planète. Il n’est donc pas nécessaire de réfuter, nier ou rejeter l’héritage spirituel des autres. »
A peu près au même moment où il est devenu bahá’í, M. Locke a commencé à jouer de la flûte. Il a trouvé une vieille flûte chez sa mère et s’est mis à apprendre tout seul deux chants traditionnels en écoutant et réécoutant inlassablement les enregistrements de la Bibliothèque d’ethnomusicologie du Congrès datant des années 1930.
Il a également appris la danse au cerceau, qui avait presque disparue, auprès d’un indien Mandan Hidatsa du Dakota du Nord. S’inspirant des danses et des symboles d’autrefois, il a progressivement étudié les pas et les mouvements avec les cerceaux.
Pour sa part, M. Locke est persuadé qu’il est très important de préserver et de partager sa propre culture. Il compare les arts populaires et les traditions de chacun des peuples et des cultures du monde aux chapitres d’un grand livre, le livre de l’humanité. « Si vous ne prenez pas en compte tous les peuples et leurs tradition, » l’humanité s’appauvrit. « Vous sautez des chapitres. »
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