Revue n° 33, 1998
Les plaisirs de la science
L’Equation du Nénuphar
Albert Jacquard
Editions Calmann-Lévy
Paris, 1998
Tout le monde connaît ce petit problème de mathématiques : un nénuphar double de surface tous les jours ; en trente jours, il a recouvert tout l’étang ; en combien de jours a-t-il couvert la moitié de l’eau ?
Ce problème qui donne son titre au livre sert à illustrer la façon dont Albert Jacquard conçoit le rôle de la science dans l’éducation et plus largement, dans la formation des esprits : elle doit être une école de liberté et de rigueur au lieu d’être un « instrument de gavage ». Il ne s’agit pas de faire des têtes bien pleines, mais des cerveaux agiles, capables de transgresser la consigne implicite du professeur pour trouver la solution intelligente.
Ce livre est né des rencontres d’Albert Jacquard avec des centaines de jeunes, depuis le CM 2 jusqu’à la Terminale, depuis les collèges de banlieues jusqu’aux lycées favorisés, en France, au Canada, au Brésil et ailleurs. Chez tous, il a trouvé le même désir de savoir, pourvu seulement qu’on sache les mettre en appétit. Les mêmes inquiétudes aussi sur eux-mêmes et sur la société qu’on leur prépare. Pour illustrer ses propos, il donne plusieurs exemples de petits problèmes faciles.
Pour autant la science n’est pas pure gymnastique intellectuelle, un savoir désincarné, inutile. Albert Jacquard pense au contraire qu’un minimum de connaissance et de rigueur scientifique est indispensable pour exercer son devoir de citoyen.
En effet, la finalité des exercices du cerveau, nous explique l’auteur, est de nous permettre de participer aux « grands débats » touchant l’avenir de notre société. La rigueur scientifique devient un outil indispensable dans la lutte contre le racisme, contre l’acceptation des inégalités sociales, contre la soumission à un destin préfabriqué et autres grands problèmes actuels. L’accumulation du savoir développe l’intelligence, mais ce savoir n’est pas une fin en soi, il devrait être au service de la compréhension des problèmes essentiels afin de participer aux choix que doivent faire nos sociétés.
Ainsi Albert Jacquard traite-il également dans L’Equation du Nénuphar de quelques-uns des thèmes que les enfants abordent immanquablement à chacune de leur rencontre : le racisme, l’hérédité de l’intelligence, le QI, Dieu, et montre, in situ, quel rôle la science peut jouer pour combattre l’obscurantisme. Avec des observations empiriques à l’appui, Albert Jacquard explique aux élèves que sauf cas pathologique, leur intelligence toujours en mutation est le résultat de leurs efforts pour la développer. Ces efforts ne devraient pas être motivés comme on le conçoit dans le système éducatif actuel, par la compétition, le désir de dépasser les autres, mais celui de se dépasser soi-même. Il ne s’agit pas de lutter contre les autres, mais contre soi.
« La génétique m’a aidé à comprendre que regarder l’autre comme un obstacle qu’il faudrait vaincre ou éliminer ne peut aboutir qu’à une destruction de moi-même ; elle m’a engagé sur le chemin de réflexions me montrant l’autre comme une source dont je peux profiter pour devenir moi-même. Constatant que la société dans laquelle je vis est structurée en niant cette évidence, je ne peux que crier ‘casse-cou’. Lorsque j’entends développer des arguments sur l’inégalité des races, je ne peux que crier au mensonge, et dénoncer les menteurs. Lorsque je vois des jeunes désespérés de ne pouvoir entrer dans une société qui les rejette alors qu’elle devrait les accueillir tous à bras ouverts, je ne peux que manifester mon angoisse et plaider pour un changement radical de la structure économique ... »
Albert Jacquard développe ses points de vue sur une société à reconstruire où les jeunes devraient y être accueillis comme un « voyageur inattendu apportant les trésors de ses espoirs et de son enthousiasme » au lieu de faire face à une forteresse fermée, où pour y entrer ils doivent se battre sans pitié et au besoin piétiner leurs camarades.
Un changement radical d’orientation est donc nécessaire, dit l’auteur, en mettant en place une société où aucun être humain ne serait perçu comme « en trop ». Ceci nous emmènerait à une nouvelle définition du rôle du système éducatif : « non plus préparer les jeunes à entrer dans la société, mais les préparer à construire une société nouvelle. »
Avec logique et raisonnement, passion et indignation, authenticité et générosité, Albert Jacquard a les mots pour convaincre. L’Equation du Nénuphar redonne à l’enseignement de la science toute sa vertu : préparer une société plus libre, plus juste. Un livre à ne pas manquer à offrir à tous nos lycéens.
Albert Jacquard, polytechnicien et généticien des populations a écrit de nombreux ouvrages sur la science et sur la société qui sont autant de best-sellers. Il consacre maintenant tout son temps à la défense des exclus et des sans-abri. Son action, aux côtés de l’Abbé Pierre, a fait de lui une figure célèbre. |