Revue n° 34-35, 1998
En Iran, la communauté bahá’íe accomplit un « acte réfléchi d’auto-préservation »
Les perquisitions de 500 domiciles privés et l’arrestation d’une trentaine d’enseignants ordonnées par le gouvernement visent à fermer l’Institut bahá’i d’études supérieures, université décentralisée créée pour permettre aux étudiants bahá’ís d’accéder à l’éducation à laquelle ils n’ont pas droit par ailleurs. TEHERAN, Iran — Les perquisitions ont été rapides, efficaces et bien préparées. Depuis le 29 septembre 1998, des agents de la garde révolutionnaire, en coopération avec des organismes publics, comme le Ministère de la sécurité et de l’information, se sont répandus dans tout le pays par petits groupes.
Cinq jours plus tard, plus de 30 personnes étaient arrêtées, environ 500 domiciles privés fouillés et des centaines de milliers de dollars en livres, mobilier et matériel confisqués. Selon un témoin, certains perquisitioneurs étaient accompagnés par des cameramen, preuve du caractère méthodique de ces opérations.
Leur objectif était de fermer l’Institut bahá’í d’études supérieures (IBES), initiative unique menée par la communauté bahá’íe d’Iran pour donner à ses jeunes qui, depuis 18 ans, ont été systématiquement exclus des collèges et des universités d’Iran, la possibilité de faire des études supérieures. Fondé en 1987, l’IBES était une véritable université indépendante avec un effectif d’environ 900 étudiants et plus de 150 professeurs et chargés de cours de haut niveau dispensant des cours complets dans dix matières.
Pourtant, l’IBES a été contraint de dissimuler son activité et de se décentraliser. La plupart des cours étaient donnés dans des domiciles privés et il se contentait de quelques classes et laboratoires loués, dispersés dans la capitale.
Selon le New York Times, c’était un « acte réfléchi d’auto-préservation » une réaction inventive et non-violente à une persécution systématique dirigée contre les 300 000 membres de la communauté bahá’íe depuis la création de la République islamique d’Iran en 1979 et fondée uniquement sur l’intolérance religieuse.
« Le matériel confisqué n’avait aucun caractère politique ni religieux et les personnes arrêtées n’étaient ni des opposants ni des organisateurs » écrit encore le New York Times dans un article du 29 octobre 1998. « Il s’agissait de chargés de cours en dentisterie par exemple et le matériel saisi consistait en manuels d’enseignement et matériel de laboratoire. »
Pour des observateurs avertis, les arrestations et les confiscations faisaient partie, de toute évidence, d’une campagne orchestrée de longue date au niveau central par les autorités iraniennes afin de « stopper la progression et le développement de la communauté bahá’íe d’Iran » selon les termes d’un mémorandum secret du gouvernement daté de 1991 et instruisant les autorités de la façon de régler « la question bahá’íe ».
« L’objectif du gouvernement iranien est de fermer l’université [bahá’íe] et de museler le mouvement éducatif et spirituel » dit un bahá’í qui était proche de l’Institut et ne veut pas dévoiler son nom. « Ils prétendent qu’un bahá’í n’a pas le droit d’évoluer ni de faire des études supérieures afin que la communauté s’affaiblisse. »
Les actions menées contre l’IBES montrent que la communauté bahá’íe iranienne est entrée à nouveau dans une période dangereuse, précipitée, d’abord par l’exécution sommaire de Ruhu’llah Rawhani, représentant commercial de produits médicaux de 52 ans qui a été pendu à Mashhad le 21 juillet 1998 pour des raisons uniquement religieuses, puis par la confirmation des peines de mort auxquelles ont été condamnés deux autres bahá’ís à Mashhad au mois de septembre.
Il est faux de dire que l’Institut d’études supérieures est une « université souterraine », puisque son existence était connue des autorités iraniennes depuis le début. En 1996, les autorités iraniennes avaient déjà perquisitionné les sites de l’IBES et confisqué ses documents et son matériel sans toutefois le fermer.
Conformément aux enseignements religieux bahá’ís qui prêchent l’obéissance au gouvernement, les bahá’ís d’Iran ont toujours répondu franchement aux questions qui leur étaient posées sur l’Institut ou d’autres activités. Cependant, dans un contexte où les activités menées par leurs institutions sont déclarées hors la loi par le gouvernement, les bahá’ís se sont résolus à diriger une « université ouverte » à la fois très dispersée et très prudente.
Jusqu’aux perquisitions du gouvernement en septembre 1998, l’Institut préparait à la licence dans différents domaines : chimie appliquée, biologie, dentisterie, pharmacologie, génie civil, informatique, psychologie, droit, littérature et comptabilité. Dans le cadre de ces matières principales, relevant de cinq « départements », l’Institut dispensait plus de 200 cours distincts chaque trimestre.
Au début, les cours se faisaient par correspondance, selon une méthode mise au point par l’université de l’Indiana, l’un des premiers établissements occidentaux à reconnaître l’Institut bahá’í d’études supérieures. Plus tard, les cours ont été mis au point sur place.
L’enseignement était assuré en majorité par correspondance ou, pour des cours spécialisés techniques et scientifiques et dans d’autres cas spécifiques, par petits groupes chez des particuliers.
« Au début, les étudiants ne connaissaient même pas le nom de leurs professeurs » dit un professeur de l’IBES qui, comme la plupart des autres personnes citées dans cet article veut garder l’anonymat pour sa sécurité et celle de sa famille restée en Iran. « Même au bout de trois ou quatre ans, les étudiants ne connaissaient toujours pas le nom de leurs professeurs. Ils ne les avaient jamais vus, car c’était très dangereux. Si quelqu’un avait connu le nom d’un seul d’entre eux, il aurait pu le dire à ses amis. C’est pourquoi on a commencé par donner des cours par correspondance. »
Petit à petit, cependant, l’Institut s’est doté de laboratoires qui ont été installés dans des bâtiments privés à usage commercial à Téhéran et dans ses environs.
Ces laboratoires enseignaient l’informatique, la physique, la dentisterie, la pharmacologie, la chimie appliquée et les langues. Leurs activités restaient discrètes et les étudiants étaient priés de ne pas aller et venir en nombre afin de ne pas éveiller l’attention des autorités qui auraient pu s’interposer.
Un personnel entièrement bénévole
A son apogée, l’Institut comptait plus de 150 enseignants, dont 25 à 30 avaient été licenciés des universités d’État après la révolution islamique de 1979. Les autres membres du corps enseignant étaient des médecins, dentistes, juristes et ingénieurs. La majorité d’entre eux avaient été formés en Iran, mais un bon nombre étaient diplômés d’universités occidentales dont le Massachusetts Institute of Technology, la Columbia University, l’université de Californie à Berkeley et la Sorbonne. Aucun membre du personnel universitaire n’était rétribué ; ils étaient tous volontaires.
« Ces jeunes sont très précieux » dit un professeur, expliquant pourquoi ils acceptaient de prendre autant de risques sans rémunération pour faire marcher l’Institut. « Nous nous préoccupons tous de leur sort. Ils ont dû affronter beaucoup de défis et de difficultés et ils n’avaient plus d’espoir. Ils ont été privés de beaucoup de choses et si nous avions la possiblité de leur offrir quelque chose de mieux, nous le faisions. »
Dans les cinq départements on a fait appel non seulement à ces volontaires pour leur formation universitaire mais aussi à un petit groupe anonyme d’universitaires bahá’ís d’Amérique du nord, d’Europe et d’Australie qui ont envoyé les derniers manuels et documents de recherche, sont venus à l’occasion en Iran comme conférenciers ou ont fourni un appui pédagogique et technique.
« Tous les jeunes bahá’ís sont élevés dans l’idée qu’ils doivent faire des études et avoir une profession » dit un des membres extérieurs. « Rester assis sans rien faire est psychologiquement très dur pour eux et avant l’ouverture de l’université, ils étaient désespérés. » Cet homme, né en Iran et qui a toujours de la famille dans ce pays, a voulu garder l’anonymat.
Un ancien étudiant de l’IBES, qui souhaite lui aussi ne pas révéler son identité, a expliqué combien il était difficile d’entrer dans une université reconnue par l’État. « En Iran, l’entrée à l’université est subordonnée au passage d’un examen. Sur le formulaire d’examen on vous demande d’inscrire votre religion, mais il n’y a pas d’autre réponse possible que : islam, christianisme, judaïsme ou zoroastrisme. Les étudiants bahá’ís n’ont donc rien répondu. Dans la marge de gauche, j’ai simplement écrit : “ bahá’í ”. Ils nous ont refusé la carte d’entrée en salle d’examen. Nous ne sommes donc même pas autorisés à passer des examens. »
Un niveau élevé
Pour entrer à l’IBES il fallait passer un examen de haut niveau. Sur les 1500 candidats la première année d’ouverture, 250 ont été admis au premier semestre. En 1996, l’IBES en a admis 600 étudiants et, en 1998, il comptait un effectif d’environ 900 étudiants.
« Il y a beaucoup d’étudiants en Iran parce que c’est une sorte de combat, de combat positif du genre de celui que Gandhi menait » dit un ancien étudiant qui vit actuellement hors de l’Iran. « Si les autorités vous empêchent de faire des études, vous avez envie de leur montrer que vous pouvez le faire. »
Le niveau élevé de l’Institut est attesté notamment par le fait que quelques étudiants ont été admis dans des écoles supérieures hors de l’Iran, dont des grandes universités américaines et canadiennes. Il convient toutefois de noter que certains des élèves diplômés de l’Institut ont eu du mal à faire reconnaître leur diplôme hors d’Iran, conséquence directe de la politique du gouvernement iranien qui, en refusant de reconnaître officiellement l’Institut, cherche à empêcher les bahá’ís d’accéder à l’éducation.
Une administration complexe
Sur le plan de l’administration au quotidien, l’Institut fonctionnait comme une école par correspondance mais avec son propre service de courrier. Au début, étudiants et professeurs se renvoyaient les devoirs par la poste. Mais souvent, ces envois n’arrivaient pas à bon port et on pense qu’ils ont été interceptés par le gouvernement conformément à sa volonté d’ingérence dans l’éducation des bahá’ís.
Comme les professeurs ne pouvaient pas faire leurs cours ouvertement, ils écrivaient leurs notes et recopiaient des manuels qu’ils distribuaient aux étudiants. Comme on l’a déjà dit, certains de ces textes étaient basés sur les manuels occidentaux les plus récents. Si par exemple, un étudiant en génie civil étudiait la construction des abris antisismiques, les contacts que l’Institut avait à l’étranger pouvaient lui fournir, depuis le Massachussets Institute of Technology les résultats des recherches les plus récentes dans ce domaine.
« Notre but était d’offrir les meilleurs cours disponibles en Iran » dit un professeur.
L’opération reposait en très grande partie sur la photocopie ; or ce qui a été le plus dur pour nous lors des récentes perquisitions aura été la confiscation de plusieurs grandes photocopieuses.
L’Institut disposait également d’un réseau de bibliothèques spécialisées dans tout le pays. Il y en avait plus de 45, installées chez des particuliers ; ainsi les étudiants de chaque district pouvaient-ils se procurer les manuels dont ils avaient besoin. Certaines d’entre elles ont été saisies lors des perquisitions.
Ordre de fermer
Au fil du temps, les responsables de l’Institut ont commencé à prendre confiance en eux et ont dispensé des cours en groupe en plus des cours indépendants donnés à domicile. L’Institut a publié des catalogues complets contenant non seulement la liste des cours mais aussi les qualifications des membres du corps enseignant. A travers le réseau international des communautés bahá’íes dans le monde, il a commencé à établir les modalités de la reconnaissance à part entière de ses étudiants par les autres établissements d’enseignement supérieur hors de l’Iran.
La communauté bahá’íe d’Iran n’a pas bien compris la raison des perquisitions et des confiscations de la fin septembre 1998. Ceux qui ont été arrêtés étaient principalement des membres du corps enseignant et des administrateurs et la plupart d’entre eux sont aujourd’hui relâchés. Au moment de leur arrestation, on leur a demandé de signer un document déclarant que l’IBES avait cessé toute activité depuis le 29 septembre et qu’ils ne collaboreraient plus avec lui. Tous ont refusé de signer.
Les représentants des autorités iraniennes n’ont pas donné d’explications sur ces actes. Selon le New York Times, ils n’ont fait aucun commentaire sur les perquisitions et les arrestations.
Cependant, un mémorandum secret de gouvernement, rédigé par le Conseil culturel suprême de la révolution, en février 1991 et rendu public en 1993 par le représentant spécial des Nations Unies, Reynaldo Galindo Pohl, alors chargé d’enquêter sur la situation des droits de l’homme en Iran, nous donne une explication. Signé par le chef suprême iranien, Ali Khamenei, le mémorandum définit une politique subtile d’affaiblissement de la communauté qui force les enfants bahá’ís à suivre une éducation islamique, pousse les adultes à la périphérie de l’économie et les élimine de tous les postes de pouvoir ou d’influence, exige enfin que les jeunes bahá’ís « soient exclus des universités, soit en les empêchant d’y entrer, soit en les expulsant en cours d’études, dès lors que leur appartenance à la foi bahá’íe est établie ».
Parmi les conventions importantes relatives aux droits de l’homme, l’Iran est partie au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté le 16 décembre 1966.
Les parties à ce pacte « reconnaissent le droit de chacun à l’éducation » et plus spécifiquement que « l’enseignement supérieur doit être également accessible à chacun sur la base de ses capacités, par tous les moyens appropriés ».
« L’exclusion des bahá’ís de l’enseignement supérieur en Iran constitue certainement une violation grossière du pacte » dit Techeste Ahderom principal représentant de la Communauté internationale bahá’íe auprès des Nations Unies.
« Les dernières mesures prises pour fermer ce qui représentait une réaction positive et pacifique des bahá’ís d’Iran ne font qu’accroître l’indignation du public à l’égard de la tentative du gouvernement iranien d’étrangler la communauté bahá’íe. »
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