Revue n° 34-35, 1998
Une nouvelle approche pour engager le dialogue en Europe du Sud-est
ZAGREB, Croatie — La courte pièce de théâtre jouée un samedi soir de novembre à la maison de l’Europe à Zagreb n’aurait sans doute pas été très applaudie par les critiques. Ce sketch, qui n’a pas duré plus de 5 minutes, a été écrit en moins d’une semaine et répété la veille. Aucun des quatre acteurs n’étaient des professionnels.
Cela n’a pas empêché la pièce de toucher plus d’un coeur et, en fin de compte, de remplir sa mission. Sous le simple titre de « Café froid », elle traitait d’un thème très important pour la région : celui de l’amélioration des relations interethniques. Dans le décor d’un café local, trois Croates, deux hommes et une femme, sont assis autour d’une table et disent du mal de leur serveur, un Serbe. Au moment crucial de la pièce, le serveur renverse maladroitement du café sur l’un des Croates et les deux hommes se lèvent pour le frapper.
A ce moment, une voix a crié « arrêtez! » et le public a été prié de commencer à discuter du thème central de la pièce, un sujet très sensible dans la région où la violence ethnique et la guerre civile ont fait des milliers de victimes depuis la chute de l’ancien État communiste il y a dix ans.
L’échange qui s’en est suivi a été animé. Les spectateurs ont donné leurs différents points de vue - simples appels à la tolérance ou rappel de la réalité des différences ethniques que l’on ne peut feindre d’ignorer ou de dissimuler. A la fin pourtant, les quelque 75 spectateurs présents dans la salle semblaient avoir compris que certaines barrières étaient enfin tombées et qu’il y avait d’autres possibilités dans l’air.
« J’ai trouvé cela excellent, en ce sens qu’on a vraiment essayé de résoudre le problème et que les gens ont parlé ouvertement » dit Igor Zagrecki, étudiant en économie à l’université de Zagreb âgé de 23 ans. « Parfois, dans la famille, on ne nous laisse pas parler mais ici, dans ce genre de manifestation, on peut s’exprimer. »
L’objectif d’une série de stages organisés à l’automne dernier en Europe du Sud-est par la Communauté internationale bahá’íe, en collaboration avec les communautés nationales et locales, était de préparer le terrain en vue de refaire ce genre d’expériences d’une façon divertissante tout en apportant des solutions positives. La pièce en question était l’aboutissement d’un stage organisé du 16 au 21 novembre 1998. Il y en a eu d’autres en Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie et Albanie et une autre série est en principe prévue en Yougoslavie, Macédoine et Bosnie au début de l’automne 1999.
Ces stages, prévus dans le cadre d’un processus parallèle aux accords de paix de Dayton et directement financés par le gouvernement du Luxembourg, sont animés par le journaliste russe de télévision Shamil Fattakhov. Ils visent à former des journalistes de la radio et de la télévision, des éducateurs et des représentants d’organisations non gouvernementales à créer et produire une forme nouvelle d’émissions combinant des techniques empruntées au théâtre, au journalisme et au « talk-show » dans le but de promouvoir les « rapports de bon voisinage » et la stabilité sociale.
Jusqu’à présent, la réaction a été très positive. Non seulement les participants de toute la région ont dit qu’ils espéraient faire leur propre émission et/ou appliquer les mêmes méthodes de communication mais les représentants des gouvernements eux-mêmes qui ont observé le projet ont aussi fait savoir que les techniques utilisées pouvaient être largement appliquées pour essayer de promouvoir la cohésion sociale et la communication interethnique.
« C’est un moyen très intéressant pour approcher la question du “bon voisinage” ou comment entretenir de bonnes relations entre les peuples » dit Per Vinther, l’envoyé spécial de la Commission européenne pour la Croatie, qui était présent lors de la représentation. « Chaque famille et chaque nation connait ce type de problèmes qu’il faut essayer de résoudre au mieux. Ceci est un moyen pour les résoudre.»
Le processus de Royaumont
L’expression « relations de bon de voisinage » est un terme clé du processus de Royaumont, complément diplomatique des accords de paix de Dayton. Signés en 1995, ces accords établissaient l’arrêt de la guerre en Bosnie-Herzégovine qui impliquait cet État, la Yougoslavie et la Croatie et ils ont pour beaucoup contribué à la stabilisation de la région.
Le processus de Royaumont tire son nom de la ville française de Royaumont où les États parties à l’accord de Dayton se sont réunis pour examiner comment promouvoir ce que l’ambassadeur Vinther a appelé « la stabilité et les rapports de bon voisinage en Europe du Sud-est ». En tant qu’effort collectif des États membres de l’Union européenne, des Etats-Unis, de la Russie, de la Turquie et des nations du sud-est de l’Europe, ainsi que de la plupart des grandes organisations intergouvernementales comme la Commission européenne et le Parlement européen, le processus de Royaumont est une initiative diplomatique « douce » pour mobiliser la société civile dans le but de surmonter les préjugés culturels et sociaux qui ont causé des tensions dans la région pendant si longtemps.
Environ 80 projets ont été proposés par des ONG et huit au moins ont été lancés à ce jour, selon Panagiotis Roumeliotis, coordinateur du processus de Royaumont. Le projet de la Communauté internationale bahá’íe a été le premier à être financé et lancé, dit-il, « en partie grâce au fait qu’il ait été si bien préparé et si complet ».
Intitulé « Promouvoir des messages positifs à travers les médias », le projet a été mis au point par l’antenne parisienne du Bureau d’information publique de la Communauté internationale bahá’íe. Il s’inspire d’une émission télévisée de M. Fattakhov : The Happy Hippo Show, diffusée à Kazan (Russie) de 1994 à 1996 et qui a connu un immense succès. S’adressant à la jeunesse, l’émission traitait principalement des nouvelles situations morales et éthiques apparues dans l’ex-Union soviétique.
M. Fattakhov a collaboré avec le Bureau d’information publique pour organiser un stage destiné à former les participants à l’art de produire des émissions semblables à la sienne pour la télévision, la radio ou le théâtre afin de promouvoir des valeurs morales positives dans le cadre, par exemple, d’une émission de radio ou de télévision ou d’un festival culturel local.
A cet égard, le projet, qui dispose d’un budget d’environ 480 000 FF est un effort assez direct de « communication au service du développement » qui utilise la musique, le théâtre ou d’autres formes artistiques pour faire passer un message social. Il comporte aussi un certain nombre d’innovations intéressantes.
Parmi celles-ci, figure le public qui participe à un débat en direct dans le cadre de courtes pièces bâties autour de problèmes moraux. Elles mettent l’accent sur un problème social ou moral particulier sans opposer les agresseurs aux victimes. Le projet introduit également des éléments de « consultation », processus de prise de décision non-conflictuel que les bahá’ís du monde entier utilisent pour réaliser l’unité et le consensus.
Selon M. Roumeliotis, les gouvernements de la région étaient sceptiques, au début, sur la question de savoir comment un stage sur la production d’émissions axées sur la jeunesse pourrait les aider à résoudre leurs problèmes. « Mais après avoir vu ce que les organisateurs ont fait à ce jour dans ces pays, ils sont très enthousiastes » dit M. Roumeliotis. « La mise en œuvre du projet est un succès et les rapports que nous avons reçus témoignent du profond intérêt que les pays visés manifestent à l’égard du travail que leur propose la Communauté internationale bahá’íe. »
M. Ronald Mayer, qui supervise le processus de Royaumont pour le Ministère des affaires étrangères du Luxembourg, pense, quant à lui, que le vaste réseau de communautés bahá’íes nationales et locales est un autre élément important du succès du projet. « Ce facteur a été décisif dans notre décision d’appuyer le projet » dit l’ambassadeur Mayer. « Il était évident que seule une ONG ayant une entité locale pouvait mener à bien le projet. Il faut des personnes qui connaissent bien la population locale. »
« Arrêtez ! »
La raison pour laquelle le programme réussit aussi bien à susciter un débat public sur des questions morales délicates tient au fait qu’on se sert du théâtre pour faire parler les spectateurs en direct. Chaque stage se termine par une « démonstration », sorte de sketch court qui présente des personnages sur le point de prendre un décision morale importante, par exemple, comment répondre à quelqu’un qui vous lance des injures à caractère raciste.
A ce moment, l’un des acteurs crie soudain « arrêtez ! » et l’action s’arrête. « C’est magique, de s’arrêter juste au moment crucial » dit M. Fattakhov. Une discussion s’engage alors sur ce que les acteurs doivent faire ensuite, en insistant sur une conclusion morale positive.
« Dans la plupart des discussions en direct, les gens ont l’habitude de se pencher sur un problème social et commencent à en parler comme s’ils avaient des démangeaisons sur tout le corps et qu’ils n’avaient rien de mieux à faire que de se gratter jusqu’au sang » dit M. Fattakhov. « Ensuite, ça y est. l’émission est finie. Ce que nous essayons de faire avec le Happy Hippo Show, c’est de trouver au contraire une solution positive à travers la consultation. »
Selon M. Fattakhov, le processus de consultation qui a été employé dans le cadre du Happy Hippo Show repose sur les principes suivants : 1) comprendre que des solutions positives sont possibles ; 2) définir le principe moral le plus élevé dans la situation donnée ; 3) essayer de résoudre les problèmes par des moyens pratiques ; et 4) faire partager au public les différentes cultures et les différents points de vue. Ce processus, ajoute M. Fattakhov, constitue « une méthodologie spirituelle » qui est un moyen pour le public de rechercher la vérité en commun.
Comment régler les problèmes critiques
Remaniés pour le Processus de Royaumont, les stages dirigés par M. Fattakhov abordent toutes les questions, depuis la nécessité de donner une éducation morale et les méthodes à employer pour ce faire, jusqu’aux modalités pratiques de la mise en scène d’une pièce de cinq minutes. Dans la région, ces stages ont montré aux participants qu’ils pouvaient ouvrir un nouveau dialogue public sur des questions sociales et morales importantes.
Le premier stage de formation a été tenu à Sofia (Bulgarie) du 12 au 17 octobre 1998. La dernière séance de démonstration portait sur « les relations de bon voisinage ». Parmi les participants à ce séminaire figuraient un représentant du Ministère de la jeunesse et des sports, deux directeurs de programme de la radio nationale bulgare, un directeur de programme de radio Vitosha, un coordinateur national de l’UNICEF, plusieurs enseignants et des représentants d’un mouvement de jeunesse et d’une troupe de théâtre pour enfants.
Un grand nombre de participants ont dit qu’ils espéraient adapter le programme à leurs objectifs. « Le programme peut être appliqué aux projets de l’UNESCO dans le domaine de l’éducation civique dans les orphelinats, les groupes de jeunes et les écoles, où un grand pourcentage d’enfants appartiennent aux minorités » dit Margarita Dimitrova, enseignante qui a participé au stage en Bulgarie. « Et, qui sait, on invitera plus tard les clubs d’affaires à parler de morale et d’éthique en affaires. »
En Roumanie, en Hongrie et en Slovénie, d’autres stages ont présenté des spectacles sur les tensions raciales et les nouvelles approches en vue de les résoudre. La séance finale, en Roumanie par exemple, a eu lieu le 25 octobre 1998 au World Trade Center de Bucarest devant un public de plus de 120 personnes, dont des représentants des Ministères des affaires étrangères et de l’éducation, des médias, de l’UNICEF, de l’UNESCO, des ONG et fondations et de nombreux jeunes. Beaucoup d’idées ont émergé, dont des demandes tendant à instituer le Happy Hippo Show dans les écoles et le projet, présenté par un magazine local pour les jeunes, de publier une chronique sur le thème du message de la pièce.
« L’objectif est de former tous les participants aux techniques du spectacle pour qu’ils les appliquent dans leurs propres organisations » dit Christine Samandari-Hakim, directrice du Bureau d’information publique de la Communauté internationale bahá’íe à Paris. « L’objectif à long terme du programme, bien sûr, est de contribuer à la paix et nous pensons que le processus de dialogue public qu’offre ce projet ouvre une nouvelle voie qui permet de créer les conditions propices à la compréhension, à la coopération et, finalement, à une paix durable. »
La réaction croate
En Croatie, les participants au stage ont également trouvé que cette formule promettait d’être intéressante pour promouvoir la communication sur des questions sociales délicates. « Une chose à laquelle je n’avais jamais pensé auparavant était qu’on pouvait résoudre le problème [à la radio] » dit Robert Zuber, animateur d’un débat radiodiffusé et journaliste à radio 101, station de radio indépendante la plus populaire de Zagreb. « L’idée de réfléchir à des solutions est tout à fait nouvelle pour les journalistes croates. »
Des représentants d’ONG locales ont également dit qu’ils essaieraient d’appliquer ce qu’ils avaient appris en terme de méthode de communication dans leurs propres organisations ou avec leur public cible. « J’appliquerai ce que j’ai appris ici à ce que je fais déjà » dit Elizabeta Rudic qui a assisté au stage en tant que représentante d’Open Circle, une ONG basée à Rijeka qui s’occupe des problèmes de toxicomanie chez les jeunes. Elle a ajouté qu’elle espérait organiser des spectacles au festival annuel de Rijeka. « Ce spectacle est unique. »
Certains ont trouvé que le stage les avait profondément marqués « Je sais que la télévision et les médias peuvent influencer les gens » dit Helena Vidosavljevic, artiste de 31 ans qui a participé à la formation. « Car ils ont influencé les gens en 1991 pendant la guerre. »
Née de parents mixtes - son père est serbe et sa mère à moitié croate et à moitié italienne - Mlle Vidosavljevic a été profondément affectée par les divisions qui ont sous-tendu la guerre d’indépendance en Croatie et qui ont été amplifiées par l’issue de cette guerre. « Alors que je vivais dans une région qui n’était pas directement affectée par la guerre ni vraiment touchée par les destructions, nous en avons souffert sur le plan économique. Les gens ne savaient plus que penser. Le système était en train de changer et c’était une période très difficile, avec de l’agression des deux côtés. »
Mlle Vidosavljevic espère participer à tout ce qui pourrait être entrepris pour lancer ici une initiative du type du Happy Hippo Show. « Ce spectacle peut changer un esprit, puis deux et, petit à petit, 100 esprits » dit-elle. « Ce n’est pas le seul moyen pour apporter la paix mais cela en fait partie. Car ce que nous voyons en ce moment à la télévision est la plupart du temps nul alors que j’aimerais regarder et que mes enfants puissent regarder une émission de ce genre. »
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