Revue n° 36, 1999
En Mongolie, la culture des légumes apporte à une communauté l’équilibre nutritionnel qui lui manque
Sous le poids des traditions ancestrales et de l’ancien système d’économie centralisée, les Mongols consomment trop de lait et de viande ; grâce à une campagne nationale en faveur de la culture maraîchère, une communauté a imaginé de cultiver un potager. ERDENBULGAN, Mongolie — Il y trois ans, Amartuvshin, à présent âgé de 16 ans, n’avait jamais vu de maïs, de citrouilles ou de courgettes et ne pouvait pas imaginer qu’avec des légumes frais on puisse aussi facilement faire des plats savoureux.
Aujourd’hui, Amraa, comme on l’appelle, essaie d’apprendre tout ce qu’il peut sur l’art de préparer, cultiver et cuire des légumes. Il a même inventé une recette de salade.
« Maintenant, j’aime beaucoup les légumes » dit Amartuvshin, qui, à l’instar de nombreux Mongols, n’a qu’un nom. « Les légumes sont très importants pour la santé car ils contiennent beaucoup de vitamines et d’autres nutriments. Il existe plusieurs variétés de légumes différents par le goût, la couleur et la forme ; ces légumes, permettent de confectionner toutes sortes de plats délicieux. »
L’été dernier, Amartuvshin et son jeune frère Batuvshin ont accepté, avec d’autres membres de ce village éloigné de la Mongolie du Nord, de garder un potager communautaire 24 heures sur 24. Ils devaient souvent rester toute la nuit à proximité dans la petite cabane en bois voisine qui sert d’abri à outils.
Cet engagement témoigne de la détermination et de l’énergie avec lesquelles les membres de la petite communauté bahá’íe locale se sont lancés dans un projet qui est à l’avant-garde d’un mouvement récent en faveur de la production de légumes. Ces derniers sont généralement absents du régime traditionnel à la grande consternation des spécialistes de la santé qui observent des signes de carence vitaminique et de rachitisme.
Si, dans le cadre de cette initiative, les familles d’Erdenbulgan n’ont récolté que quelques centaines de kilos de légumes frais, le projet est devenu une sorte de projet pilote qui montre que l’on peut facilement cultiver des légumes dans de nombreuses régions de la Mongolie. C’est aussi un exemple du type de développement communautaire pouvant résulter d’une telle entreprise lancée et menée à bien au niveau local.
« Un grand nombre d’habitants, comme les personnes âgées, les enfants et les adolescents, ont participé au
projet » dit Davaadulam, enseignant à Erdenbulgan et membre de la communauté bahá’íe locale. « Le projet leur a appris à se consulter, à travailler ensemble et à se mobiliser autour d’un même but. »
Contre la tradition
La saison des récoltes est très brève presque partout en Mongolie et surtout dans la province du Khovsgol, au nord, nichée au milieu des protubérances qui prolongent les monts sibériens Sayan.
La combinaison d’une latitude et d’une altitude élevées (respectivement 50 degrés nord et près de 1200 m au-dessus du niveau de la mer) repousse les dernières gelées du printemps jusqu’en juin et apporte les premières gelées d’automne dès la première semaine de septembre et parfois même à la mi-août.
Toutefois, le climat n’est pas vraiment l’obstacle majeur à l’agriculture pas plus ici qu’ailleurs en Mongolie. C’est plutôt la tradition qui explique que moins d’un pour cent des terres du pays sont cultivées.
Historiquement nomades, les Mongols continuent à tirer la majeure partie de leur subsistance de leurs troupeaux, exploitant les vastes étendues des célèbres steppes de l’Asie centrale. Ils se nourrissent donc principalement de viande et de produits laitiers.
Plus récemment, l’économie centralisée héritée du régime soviétique, a renforcé leurs carences alimentaires. « Sous le socialisme, le régime alimentaire était mieux équilibré et plus varié car l’État fournissait plus d’aide » dit David Mergit, agronome canadien qui travaille au Centre Mongol pour le développement dans la capitale, Oulan Bator. « Mais, bien sûr, tout le système s’est effondré en 1990. Ces huit ou neuf dernières années, la quantité disponible de fruits et de légumes frais et leur consommation ont donc très sensiblement baissé. »
Le Rapport sur le développement humain en Mongolie, publié par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en 1997, rejoint cette analyse et dit : « Par rapport à la moyenne nationale, l’équilibre alimentaire s’est nettement détérioré car la plupart des améliorations apportées en vingt ans, avant la transition, ont été effacées en quelques années. L’apport de fruits et de légumes a considérablement diminué. » L’absence de fruits et de légumes dans l’alimentation entraîne une carence en vitamines et en minéraux essentiels pouvant causer « des maladies et des troubles dont beaucoup sont irréversibles » comme le rachitisme, dit le rapport.
Les organisations gouvernementales et non gouvernementales sont tout à fait conscientes des problèmes posés par la malnutrition. Le gouvernement a proclamé l’année 1993 « Année de l’alimentation » et il a encouragé la production intensive de produits comme le blé, dit Maidar, directeur de la Société horticole mongole, ONG indépendante qui a également lancé sa propre campagne afin d’encourager la petite culture de légumes. La municipalité d’Oulan Bator a aidé financièrement la Société à mener cette campagne.
Selon M. Maidar, le projet d’Erdenbulgan est un projet pilote pour l’ensemble de la Mongolie en ce sens qu’ il a appris à la population locale à être autonome. « Toute la population d’Erdenbulgan est très encouragée par le succès de ce projet » dit-il. « Et c’est très important car cela reflète un profond changement psychologique. Auparavant, le régime communiste allait jusqu’à interdire la possession d’un jardin car c’était considéré comme une initiative privée. De ce fait, les gens pensent qu’ils sont incapables de cultiver eux-mêmes leurs légumes ou qu’il est plus difficile de faire pousser des choux que d’élever des moutons. Aujourd’hui cependant, tout change très vite et la communauté d’Erdenbulgan le prouve. »
Une région isolée
Erdenbulgan est un village isolé d’environ 3 000 habitants à quelque 650 kilomètres d’Oulan Bator. Aucune route proprement dite ne dessert le village qui n’est accessible que par un chemin de montagne cahoteux et boisé. L’électricité ne fonctionne que quelques heures et certains jours seulement et il faut aller chercher l’eau à la rivière. La nourriture se compose essentiellement de produits locaux comme la viande, les produits laitiers et la farine.
La foi bahá’íe a été introduite à Erdenbulgan en 1994 par un jeune étudiant du nom d’Ulzisaiken. Il était devenu bahá’í au collège, à Oulan Bator, et c’est à son retour dans sa famille qu’il a parlé de sa foi. D’autres villageois l’ont également adoptée pour ses principes sociaux progressistes, son harmonie avec l’héritage bouddhiste de la région et son souci d’unité. En 1995, un conseil local bahá’í a été élu et à l’heure actuelle le village compte une centaine de bahá’ís y compris les enfants.
En décidant de se lancer dans la culture maraîchère, la communauté bahá’íe d’Erdenbulgan est partie du principe qu’il fallait faire quelque chose au service de la communauté. En mai 1995, elle a commencé à parler d’une sorte de projet local de développement économique et social et présenté une liste d’intentions dont l’ouverture d’une boulangerie, la création d’un centre culturel, le financement de cours d’anglais et la culture d’un potager.
Après consultation, les bahá’ís ont décidé, en 1996, que le potager était sans doute ce qu’il y avait de plus facile à réaliser dans l’immédiat et peut-être aussi ce dont la communauté avait le plus besoin. En 1997, elle a obtenu l’autorisation de la municipalité d’enclore 25 000 mères carrés de terrain près de la rivière Eg. Enfin, consciente d’avoir besoin de soutien, la communauté a fait appel au bureau national bahá’í d’Oulan Bator en demandant conseil et assistance.
Les responsables du bureau national connaissaient l’existence dans la région de M. Megit, agronome canadien bahá’í qui travaillait tout près à Oulan Ude (Russie). Ils l’ont invité à Erdenbulgan pour s’entretenir avec lui, ce qu’il a fait en avril 1996. C’est en partie ce qu’il a vu qui a décidé M. Megit à s’installer en Mongolie à la fin de 1996 et à se mettre au service du Centre mongol pour le développement (MDC), organisation non gouvernementale qui applique les principes prônés par les bahá’ís pour le développement social et économique.
« La première année, c’était plutôt un projet pilote » dit M. Megit. « Les Mongols, en particulier ceux qui vivent à la campagne et dans les petites régions rurales n’avaient pour ainsi dire jamais cultivé de légumes ; la communauté locale bahá’íe a donc dû, à maints égards, faire preuve de courage et de conviction pour lancer un tel projet et le suivre jusqu’au bout, c’est à dire jusqu’à la récolte. »
Néanmoins, ajoute M. Megit, ceux qui ont participé au projet ont non seulement pris goût à ces aliments mais ils se sont aussi engagés à renforcer la cohésion de la communauté, ce qui semblait aller de soi dans l’idée même du projet.
« Le projet n’est pas une fin en soi, il n’est pas qu’un moyen pour cultiver des légumes et éventuellement arrondir ses fins de mois, même si cela est important » ajoute M. Megit. « C’est un élément important, aussi infime soit-il, du développement de la communauté, une façon pour les membres de la communauté de mettre en pratique les principes du développement auxquels ils croient. Cela peut les aider à mieux se concerter et, d’une manière générale, à renforcer leur capacité à travailler ensemble afin, plus tard, d’entreprendre des activités de développement plus complexes en s’inspirant de l’expérience acquise. »
Le projet a vite été adopté par la population d’Erdenbulgan. Lors d’un festival organisé à la fin de l’été 1997, en l’honneur des « grand-mères » du village, plusieurs salades et plats de légumes raffinés ont été présentés sur la table centrale pour accompagner les plats traditionnels à base de viande et de produits laitiers. A cette occasion, les villageois ont pu goûter des mets entièrement nouveaux pour beaucoup d’entre eux. A d’autres occasions, des démonstrations ont été proposées à l’ensemble de la communauté sur le site du jardin.
« C’était étonnant et extraordinaire de voir tous les légumes plantés par les bahá’ís et combien ils avaient poussé » dit Dorjisuren Tseden, ancien dirigeant local. « Des gros navets, des pommes de terre, plusieurs types de choux, etc., tous ces légumes étaient le fruit de gros efforts et d’un travail collectif. Ce projet, qui a démarré un an avant la campagne lancée par le gouvernement mongol, a été une bonne leçon et un bon exemple pour la population d’Erdenbulgan. »
A ce jour, le seul soutien extérieur est venu de M. Megit qui, avec l’appui du MDC, a assuré la formation et prodigué des conseils ; par ailleurs le projet a aussi bénéficié d’une petite aide financière, sous forme de semences envoyées par un particulier du Canada qui avait entendu parler du projet.
« Comme le climat est le même qu’à Regina dans le Saskatchewan - été chaud et court avec beaucoup d’ensoleillement - nous avons envoyé des graines adaptées à ce climat » dit Jim Collishaw, consultant en planification à Cambridge (Ontario) qui a acheté et envoyé les semences. « En même temps, nous nous efforçons d’envoyer des variétés pollinisées par l’air afin de pouvoir garder les meilleures semences et que les variétés puissent s’adapter progressivement au climat. »
Le projet a recommencé ce printemps avec une formation en avril et des plantations en mai et juin. La communauté d’Erdenbulgan prévoit de construire une station de pompage pour stocker l’eau de la rivière dans un réservoir à proximité du site; ceci devrait permettre d’économiser la main-d’œuvre qui actuellement passe son temps à transporter l’eau de la rivière sur le site.
« Les habitants de la région prennent exemple sur les bahá’ís » dit Soninbayer, habitante d’Erdenbulgan âgée de 36 ans. « Avant la mise en œuvre du projet, certains d’entre nous cultivaient quelques légumes seulement mais beaucoup aujourd’hui plantent des variétés très diverses. Les bahá’ís ne sont donc pas les seuls bénéficiaires du projet.»
— Avec la participation de Lois Lambert
|