Revue n° 14, 1993
Reconsidération de la responsabilité civique en Albanie
Une nouvelle conception de l’éducation morale cherche à combler le vide laissé par la chute du communisme TIRANA, Albanie — Dans la capitale de ce pays jadis complètement isolé et aujourd’hui encore le plus pauvre d’Europe, tous les arbres bordant les grands boulevards et les artères principales ont été abattus.
Il y a deux ans, la pénurie de combustible en plein hiver a obligé les Albanais à abattre leurs arbres pour se chauffer. La plupart d’entre eux ont été quasiment rasés.
La disparition de ces arbres est le symbole des nombreux bouleversements qu’a connus ce pays méditerranéen pourtant fertile depuis la chute, en 1991, de l’un des régimes les plus répressifs du monde communiste.
La liberté à peine retrouvée, certains Albanais ont manifesté leur colère à l’encontre de tout ce qui pouvait être lié au régime totalitaire, ce régime qui, pendant une quarantaine d’années, a contrôlé tous les aspects de la vie quotidienne du pays: ils ont détruit les écoles, les immenses entrepôts et serres des fermes collectives ainsi que d’autres bâtiments publics. Dans un deuxième temps, ils ont fermé et abandonné les complexes industriels désuets et d’autres entreprises peu rentables. Aujourd’hui, presque toutes les entreprises d’Etat sont fermées.
Face au défi de reconstruction, beaucoup reconnaissent que non seulement leur monde extérieur a été détruit et abandonné mais aussi leur monde intérieur qui s’est effondré. Tout comme les arbres qui bordaient autrefois leurs boulevards, l’idéologie communiste qui dominait leur monde mental a été entièrement rasée.
Une sorte de vide moral s’est installé dans la vie albanaise et beaucoup se sont sentis paralysés. Selon les responsables du développement et les résidents étrangers, bon nombre d’individus semblent moralement et mentalement épuisés. Les Albanais manquent d’esprit d’initiative, disent-ils, et ils craignent de plus en plus que le vide ne soit bientôt remplacé par des problèmes «occidentaux» comme la toxicomanie et la prostitution — alors que l’économie tournera au ralenti.
Si certains pensent que l’aide et les investissements étrangers peuvent résoudre leurs problèmes, d’autres estiment que le redéveloppement de l’Albanie dépendra de la capacité du peuple à changer les attitudes de xénophobie et de servilité encouragés par son passé communiste pour des schémas de pensée plus ouverts au monde moderne et de plus en plus interdépendant.
« En définitive, tout peut changer dans ce pays, mais il faut auparavant changer les mentalités, » dit Vjollca Sinani, ingénieur hydroélectrique de 38 ans. « Personne ici ne prend d’initiative. Sous l’ancien régime nous avons tous travaillé comme des robots. Nous ne faisions que ce qu’on nous disait de faire. »
Le vide dans l’éducation morale
L’Institut de recherche pédagogique, chargé d’élaborer un nouveau programme national d’éducation morale, est au premier plan de la recherche sur les moyens de combler ce vide.
La tâche est difficile. Le pays, dont l’autorité morale a été si profondément discréditée, se trouve maintenant devant un choix déroutant de systèmes et de valeurs allant du capitalisme à l’américaine au socialisme européen.
Le bureau de M. Kozma Grillo, Directeur de l’Institut, est rempli de manuels type d’éducation civique et morale d’Europe et d’Amérique portant des titres très divers.
Selon M. Grillo, la principale difficulté est de choisir une voie qui réponde aux besoins uniques de l’Albanie et lui offre les moyens de prospérer sans trahir son passé propre.
« Il est de notre devoir de recréer en Albanie un nouveau type d’homme et c’est la raison pour laquelle nous nous efforçons d’élaborer un nouveau programme d’éducation morale, » dit M. Grillo. « C’est toutefois une tâche difficile. Nous sommes contre la drogue et la prostitution. Nous ne voulons pas assister à la désintégration de la famille, comme à l’Ouest. Jusqu’à ce jour, les Albanais étaient purs et nous voulons maintenir cet état. »
Pour retrouver leurs valeurs intrinsèques, les Albanais s’inspirent également des principes moraux contenus dans les enseignements de la Foi bahá’íe. M. Grillo et d’autres membres de l’Institut pensent que les enseignements bahá’ís, qui présentent l’image d’un monde moderne progressiste, défendent aussi avec force les valeurs familiales traditionnelles et la morale individuelle et offrent à la société albanaise un modèle intéressant pour la reconquête de ses valeurs morales.
L’Institut a commencé à étudier comment les concepts bahá’ís pourraient être intégrés dans un nouveau programme national d’éducation morale. Il entreprend cette étude avec l’Institut pour l’éducation et le développement international (IEDI) situé à Wienacht (Suisse) à l’Académie Landegg. Tant l’IEDI que Landegg sont parrainés et gérés par les bahá’ís. Parmi les pro- jets entrepris en collaboration entre l’Institut de recherche pédagogique et l’IEDI figurent les projets suivants:
• Coparrainage d’une série de séminaires sur l’éducation morale à l’intention des enseignants et des administrateurs de l’éducation albanais. A ce jour, trois séminaires de ce type ont été tenus, en novembre 1991, mai 1992, et février 1993 et plus de 1 000 éducateurs albanais y ont participé.
• Mise au point de manuels pédagogiques nationaux sur l’éducation civique et morale en Albanie. Ces manuels sont rédigés à l’Institut tandis que l’IEDI propose des spécialistes à titre de consultants.
• Publication d’une nouvelle revue de 16 pages destinée aux enfants de trois à huit ans. L’IEDI publiera dans chaque numéro un éditorial de quatre pages. Aux termes d’un accord entre l’Institut et l’IEDI, cet éditorial encouragera « le développement spirituel des enfants. » L’IEDI fournira également une assistance technique pour l’impression de la revue en Italie.
La tolérance religieuse : un sujet clé
Les responsables albanais de l’éducation pensent que la spiritualité doit faire partie de l’éducation morale, en raison du renouveau religieux en Albanie, d’une part et du risque de conflit interreligieux, d’autre part.
Avant le gouvernement d’Enver Hoxha, l’homme fort communiste qui a dirigé l’Albanie de 1944 jusqu’à sa mort, en 1985, on estime que le pays comptait 70 pour cent de musulmans et 30 pour cent de chrétiens, principalement des catholiques et des orthodoxes.
Le régime a cependant déployé de gros efforts pour interdire la religion. En 1968, par exemple, tous les cultes ont été abolis et la plupart des églises et des mosquées détruites. Selon les témoins de ce régime, toute manifestation de sentiment religieux était passible d’emprisonnement. Par exemple, dit un Albanais, on demandait parfois aux enfants, après un congé religieux si leurs parents avaient d’une façon quelconque observé cette fête; dans l’affirmative, ils étaient parfois jetés en prison.
Pendant cette période, nous ont dit des responsables Albanais, nombre des barrières qui depuis longtemps séparaient les groupes religieux sont tombés. Par exemple, des hommes et des femmes de confession musulmane et chrétienne se sont mariés librement.
A bien des égards pourtant, la soif de spiritualité ne s’était pas complètement éteinte. Dans le climat de liberté qui règne aujourd’hui, nombre d’Albanais avouent qu’ils n’ont jamais cessé de croire en Dieu et qu’ils s’efforcent maintenant de comprendre ce qu’est véritablement la religion.
On craint cependant qu’en essayant de retrouver leurs racines religieuses, musulmans et chrétiens ne se séparent à nouveau.
« Il y a beaucoup de points communs entre les valeurs des enseignements bahá’ís et la société albanaise traditionnelle, » dit M. Grillo. « Par exemple, votre religion est contre les divisions qui séparent toutes les autres religions. Pour nous, c’est en réalité une très bonne chose. Car il n’est pas bon que les religions divisent les hommes. Cela ne vaut pas seulement pour les Albanais mais pour toute l’humanité. »
De même, les responsables de la planification du nouveau programme scolaire disent que la volonté affichée des bahá’ís d’éliminer toutes les formes de préjugés raciaux, ethniques ou sexuels, est un principe important qui doit être inclus dans tout programme national d’éducation morale. L’accent mis sur l’égalité des femmes recueille tout spécialement l’approbation.
« Dans le système communiste, la femme est traitée comme un homme — sans aucune différence — sur le plan de l’emploi. Au début, c’était mieux. C’était une forme d’émancipation, incomplète cependant. La femme accomplissait le travail des hommes mais devait en plus s’occuper des tâches domestiques, de la cuisine et des enfants, » dit Mme Erleta Mato qui, à l’Institut, travaille à l’élaboration du programme d’enseignement préscolaire.
« Maintenant, nous enseignerons que tout le monde a des droits dans notre société. Et la première chose qu’il faut enseigner à la nouvelle génération, c’est le droit des femmes, » dit Mme Mato.
Des principes bahá’ís, pas de la propagande
En aidant les Albanais, l’IEDI a pris soin de concevoir un programme qui prenne en compte leurs besoins et leur culture. Bien qu’il s’inspire des principes bahá’ís, il n’encourage pas l’adhésion à la Foi bahá’íe en tant que religion.
« Lorsque nous nous rendons en Albanie, ce n’est pas pour faire de la propagande bahá’íe, » dit M. Iraj Ayman, directeur de l’IEDI. « Nos séminaires sont toujours une occasion pour chacun de s’exprimer librement. Nous ne prétendons pas détenir toutes les réponses mais nous examinons les choix ensemble. »
« Ce que nous pouvons offrir est, à notre avis, une approche entièrement nouvelle à l’égard de l’éducation morale. La plupart des systèmes moraux, qu’ils soient fondés sur la religion ou sur l’idéologie, présentent un ensemble de valeurs déterminées qu’ils veulent imposer: Faites ceci. Ne faites pas cela. Ce que nous voulons dire, c’est que s’il existe certains principes généraux universels qui offrent des lignes directrices, le comportement moral de chaque individu doit pouvoir être l’expression de son libre arbitre. »
Par exemple, les séminaires organisés à l’intention des éducateurs albanais insistent sur la manière dont on peut aider les individus à se construire une conscience morale qui s’appuie sur des points de référence intérieurs plutôt qu’extérieurs.
« De notre point de vue, l’éducation morale ne consiste pas seulement à enseigner l’amour du prochain et l’honnêteté, » dit M. Farzam Arbab, spécialiste du développement international qui a joué un rôle clé dans l’élaboration du programme de l’IEDI. « Dire qu’il ne faut pas mentir est insignifiant par rapport au fait de l’aider à comprendre la notion de droiture. Quelqu’un peut penser être honnête et droit tout en exerçant inconsciemment un métier qui exploite les autres. »
« On rencontre souvent le même type de contradictions s’agissant des préjugés raciaux, ethniques ou religieux. Vous pouvez avoir du cœur, aimer Dieu et vos amis, tout en ayant des préjugés à l’égard des étrangers ou d’autres personnes de race ou de religion différentes, » dit M. Arbab. « Si toutefois, votre référence morale vient d’une compréhension fondamentale de l’unité des hommes et de Dieu, ces préjugés disparaissent. »
Il est clair que le programme de l’IEDI est axé sur la question de savoir comment des principes aussi généraux doivent et peuvent être incorporés dans un programme d’éducation morale et non pas sur la Foi bahá’íe en elle-même. Toutefois, il ne fait aucun doute que les Albanais reconnaissent et apprécient pleinement le lien entre l’IEDI et la Foi bahá’íe.
Les enseignants et les éducateurs qui ont assisté aux séminaires de l’IEDI reconnaissent tout à fait ouvertement aujourd’hui qu’il est important d’inclure certaines notions de spiritualité dans tout programme d’éducation morale destiné aux Albanais.
« Pour ce qui est de mon opinion personnelle, » dit Pranvera Kamani, inspecteur général national de l’éducation préscolaire qui a joué un rôle décisif dans l’organisation des séminaires dirigés par l’IEDI, « si j’ai accepté d’être le principal initiateur des colloques, c’est parce que j’apprécie tous les enseignements moraux des bahá’ís. Ils me semblent représenter actuellement ce qu’il y a de mieux pour l’Albanie. Le concept de la construction d’une société universelle, par exemple, me paraît être une idée magnifique ».
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