Revue n° 17, 1994
La civilisation européenne face au monde : entente ou conflits sans fin?
La fin du Monopole de la richesse
Farlan Carré
Editions Nicolas Junod
Genève, 1993
Ce qui est remarquable dans ce livre, ce n’est pas seulement la perspicacité de son auteur ni la finesse de son analyse, mais la façon globale qu’il a de voir les problèmes auxquels nous devons faire face aujourd’hui.
Farlan Carré, situe la situation politique et économique du monde d’aujourd’hui dans son contexte historique, en brossant un tableau des événements majeurs de l’histoire de l’Europe depuis le Moyen Age et en n’oubliant pas de mentionner les influences de la civilisation gréco-romaine. Diplômé de l’Ecole Polytechnique et économiste de l’INSEE, Farlan Carré a passé toute son enfance au Maroc, où son père dirigeait une mine de plomb. Ces années vécues dans une civilisation aussi différente de la civilisation européenne ont profondément influencé sa vision du monde. Il en parle, d’ailleurs, dans l’avant-propos de son livre, quand il explique pourquoi il l’a écrit : « ... me souvenant de tout ce que je dois à la civilisation étrangère qui entourait mon enfance marocaine, j’ai entrepris d’écrire cet essai qui se propose de distiller l’expérience que j’ai pu acquérir comme économiste au service des pays en voie de développement. »
« On ne peut que constater combien la complexité et l’ampleur des questions soulevées par le développement économique ne sont pas encore perçues ni reconnues pleinement par les milieux directement concernés, tant dans les pays riches que dans les pays qui ne le sont pas encore. Il s’agit en fait du devenir de civilisations ayant chacune ses croyances, sa philosophie et sa mythologie, ses traditions artistiques et intellectuelles, ses coutumes, son histoire. Investir dans les infrastructures, les mines et les usines ne peut guère être efficace si cela se fait de l’extérieur, sans que les sociétés concernées acceptent vraiment et profondément d’intégrer ces éléments nouveaux dans leur propre conception du monde, de la vie, du bien et du mal – en un mot, dans la civilisation qui est la leur. »
Cette vision étendue de la part de l’auteur nous mène au cœur du problème. Il ne s’agit pas d’industrialiser aveuglement les pays en voie de développement, mais de trouver les moyens d’intégrer les nouvelles technologies dans leurs civilisations, une tâche qui n’est pas des moindres.
Dans la première partie du livre, Carré brosse un tableau de l’histoire de l’Europe. Il parle du développement culturel, économique et politique des pays tels que la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. Il démontre comment la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel fut une nouveauté fondamentale, qui distinguait les civilisations de l’Ouest des civilisations de l’Est. Il parle aussi du goût de la logique et du raisonnement qui favorise le jugement personnel et les initiatives individuelles et qui donne le désir de la liberté. Ce désir est devenu l’élément de base de la civilisation européenne et il a fourni l’élan indispensable à son évolution.
La révolution industrielle a transformé les techniques en technologies, ouvrant ainsi des possibilités presque illimitées de développement matériel. Dans les pays les plus riches, le niveau de vie est trente fois supérieur à ce qu’il était avant cet événement majeur de notre histoire. Avant la révolution industrielle, le niveau de vie de la masse de la population n’avait presque pas augmenté pendant des siècles.
Mais si un grand nombre de personnes jouit à notre époque d’un bien-être inconcevable à nos aïeux, il y a, malheureusement, une contrepartie. La révolution industrielle en Europe a été précédée et conditionnée par des grands changements dans les croyances et les attitudes religieuses. L’importance donnée aux doctrines matérialistes et au bien-être matériel a mis dans l’ombre les possibilités de développement spirituel, privant ainsi les hommes d’un équilibre nécessaire à une vie épanouie. La liberté excessive, qui est devenue la nouvelle idole de nos peuples, plus la soif de la richesse et de la domination, ont crée des injustices et des violences sans précédent.
L’auteur, tout au long de son livre, suggère que ce qui manque à notre civilisation est un « surplus de l’âme » et que nous devons essayer de développer cette qualité. Un point de vue plus spirituel nous aiderait à considérer notre prochain, à l’autre bout de la planète, comme notre égal. Ainsi nous serions plus aptes à trouver des solutions aux problèmes qui nous concernent tous.
La dernière partie du livre est consacrée à une discussion des solutions possibles à ces problèmes. En premier lieu, les pays de l’OCDE, qui s’étaient engagés de consacrer 1 % de leur produit intérieur brut à l’aide au développement au Tiers-Monde, devraient commencer à honorer cet engagement. Deuxièmement, les pays pauvres devraient avoir la possibilité de poursuivre leurs développement matériel aussi rapidement que leurs conditions intérieures le permettent. Les pays riches doivent aussi continuer à bénéficier du progrès matériel, dans la mesure permise par les contraintes écologiques. Troisièmement, l’augmentation excessive de la population du Tiers-Monde doit être contrôlée. Il est évident que nous devons tenir nos propres promesses avant d’exiger quoi que ce soit des pays en voie de développement souligne l’auteur.
« D’une coopération cordiale entre civilisations résulterait la possibilité d’organiser de manière efficace et pacifique les affaires matérielles du monde, ce qui conduirait à une situation dans laquelle l’ensemble de l’humanité pourrait commencer à devenir prospère ... La technologie n’est pas forcément un monstre incontrôlable si l’on dispose d’une stratégie orientée vers le bien général de l’humanité. La détermination d’une telle stratégie est loin d’être chose aisée. La diversité des cultures et par suite des méthodes d’organisation et des besoins, la nécessité d’un accord global obtenu par consensus, la mise sur pied des organes de décision et de contrôle signifieront l’invention d’institutions et de méthodes de travail et de consultation entièrement nouvelles. Spécialement pour les peuples de civilisation européenne, la participation à ce grand projet, mondial par sa nature même, constituerait sans doute, comme nous l’avons suggéré plus haut, un accomplissement spirituel hautement satisfaisant », affirme l’auteur.
« Mettre en œuvre les ressources de la technologie moderne pour le bien général de l’humanité, sans détruire la planète ni la nature dont nous faisons partie, serait à coup sûr œuvre de Création et par conséquent accomplissement spirituel », conclut Farlan Carré |